« Le travail de la commission Sauvé est à poursuivre dans l’ensemble des secteurs de la société »

« Le travail de la commission Sauvé est à poursuivre dans l’ensemble des secteurs de la société »

GRAND FORMAT EN BREF
Grand format Grand format

WUD : Peut-être pouvons-nous d’abord rappeler la genèse de cette Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (CIASE) ?

Thierry Baubet : La genèse, c’est l’affaire Preynat / Barbarin [Bernard Preynat est ce prêtre condamné en 2020 pour agression sexuelle d’enfants entre 1972 et 1991 ; Philippe Barbarin est l’ex-archevêque de Lyon, condamné en 2019 pour ne pas avoir dénoncé ces abus sexuels, puis relaxé en 2020, NDLR], provoquée par la naissance d’une prise de parole de victimes, avec la création de l’association « La parole libérée » (je vous conseille l’excellent film de François Ozon, « Grâce à Dieu », pour découvrir son histoire). C’est cette association qui a contraint, d'une certaine manière, l'Église à faire un point sur la situation. La Conférence des évêques de France (Cef) et la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) ont alors donné une lettre de mission à Jean-Marc Sauvé, dans laquelle il lui était demandé de composer une commission pour faire la lumière sur l'ampleur des violences sexuelles commises au sein de l'Église sur des mineurs depuis les années 1950.

WUD : C’est Jean-Marc Sauvé qui vous a demandé d’en faire partie ?

T.B. : J'ai été approché directement par le président, oui. Il avait toute latitude pour composer sa commission. Il a fait appel à moi au titre de mes connaissances sur les questions de traumatisme psychique des victimes.

WUD : Plusieurs médecins faisaient partie de la CIASE, notamment Florence Thibaut, qui a beaucoup travaillé sur les prédateurs sexuels…

T.B. : Tout à fait. Et nous pouvons également citer Sadek Beloucif, qui apportait une compétence sur l’éthique.

WUD : Comment le groupe s'est-il mis au travail ?

T.B. : Nous avons commencé par nous rencontrer lors de journées plénières, ces réunions mensuelles de travail. Étaient invités à ces journées différents experts, et en premier lieu les représentants des associations de victimes, mais également des personnes qui avaient publié des recherches sur ces questions. Le premier temps consistait à nous fabriquer une culture commune, à prendre connaissance des travaux réalisés, en France et à l’étranger. Nous avons ensuite écouté les points de vue des théologiens, des magistrats. Ce fut un premier temps d’échange, avec nos regards décalés. Et puis nous avons pu, après cette première phase, élaborer une méthodologie qui devait nous permettre de répondre aux questions qui nous étaient posées, et qui étaient assez précises.

La première question consistait à nous demander d’évaluer l’ampleur du phénomène, la seconde questionnait le fait de savoir s'il y avait, dans le fonctionnement de l'Église, des facteurs qui avaient pu favoriser et entretenir ces crimes. Nous avons immédiatement décidé, pour répondre à ces questions, de mettre les victimes de ces violences au centre de nos préoccupations et de nos sources d'informations. Un appel à témoignages a ensuite été largement diffusé par l'Église, par les médias.

Il y a eu un changement de doctrine très clair en 1998 dans l'Education nationale. Consigne a été passée de signaler à la Justice tout cas suspect, et la situation a changé.

WUD : Qui recevait les appels de ces témoins ?

T.B. :  L'association France victimes. C’est un point extrêmement important parce que nous savions que parmi ces personnes, beaucoup ne parlaient plus, ou n'avaient même jamais parlé. Ces témoignages pouvaient s’avérer profondément déstabilisants. Cette méthode rendait possible à la fois une relation d'aide et l'orientation vers un parcours de soins. Il était également proposé aux témoins de remplir un questionnaire sociologique (élaboré avec l'Inserm) qui permettait de caractériser leur trajectoire et la nature des abus subis. Seconde source d'information : nous proposions à ces personnes d’être auditionnées durant deux heures par deux membres de la commission (en général un psy et un magistrat), afin d’écouter en longueur et en profondeur leur témoignage.

WUD : Vous avez ensuite élargi ces enquêtes sur les violences subies par les femmes. Pourquoi ?

T.B. :  Nous ne les avons pas élargies parce que les femmes sont vulnérables, mais parce qu’il nous est apparu que les femmes avaient été vulnérabilisées par l'Église, dans la mesure où elles avaient été mises de fait dans des situations impossibles.

WUD : Combien d’auditions ont-elles été réalisées ?

T.B. :  Plusieurs centaines. Elles étaient très intenses, bouleversantes (certaines sont publiées sur le site de la commission), et nous ont permis d’explorer de manière attentive ce que ces personnes avaient vécu, leur itinéraire depuis les événements, leur parcours de soin s’il y en avait eu, les réactions de leurs proches, les effets sur leur vie d’adulte. C’est un matériel très riche.

Il y a eu également des enquêtes sociologiques, menées par un groupe dirigé par Nathalie Bajos (sociologue-démographe, directrice de recherche à l’INSERM). Il y a eu aussi des enquêtes sur des archives de l'Église, qui n’avaient jamais été dévoilées ; des enquêtes sur les prêtres abuseurs, des études de cas pour certains diocèses, qui nous semblaient particulièrement concernés. Citons enfin un sondage réalisé sur la population générale avec un échantillon représentatif de 28.000 personnes. C’est l’ensemble de ces données chiffrées qui nous permet d’affirmer que l'Église est, après la famille, le lieu de socialisation où le risque de violence sexuelle est le plus important pour les enfants.

Des enquêtes ont ensuite été menées pour essayer d'établir ce qui, dans le fonctionnement de l'Église, pouvait éventuellement favoriser ces crimes. Dans le traitement des signalements, j'ai été très surpris de découvrir que l'Église a un système de justice parallèle : elle juge ces affaires sans jamais en rendre compte à l'autorité judiciaire. Les défaillances ne concernent pas seulement le signalement, mais également la prévention -malheureusement inexistante. Enfin, j’ai découvert ce qui tend à favoriser une minimisation de ces violences dans le dogme, qui considère les violences sexuelles sur les enfants pas plus gravement que l’infidélité ou la masturbation.

WUD : Quelle fut votre réaction quand vous avez découvert l’ampleur du phénomène ?

T.B. : Ma réaction ? J'étais satisfait de faire partie de ce travail de mise en lumière. Je me suis dit que ce travail était à poursuivre dans l’ensemble des secteurs de la société -dans les familles, en premier lieu. Regardez par exemple l'éducation nationale : il y a eu un changement de doctrine très clair en 1998. Consigne a été passée de signaler à la justice tout cas suspect, et la situation a changé.

Ce que je vois en tant que psychiatre spécialiste des traumatismes, ce sont les ravages que font ces violences sexuelles sur les enfants -ravages qui continuent dans leur vie d’adulte. Après plusieurs mois de suivi, il m’arrive d’apprendre que certains de mes patients (venus après une tentative de suicide par exemple) avaient été victimes de violences sexuelles dans leur enfance -soit ils n’en avaient jamais parlé, soit on ne les avait pas crus, soit on leur avait demandé de se taire…

Je pense qu’il y a un point qui devrait être essentiel pour tout soignant : chaque fois que l’on rencontre un enfant ou un ado, dans le cadre d’un examen, il faut pouvoir lui poser la question : 'est-ce qu’on t’a déjà fait du mal ?'

WUD : Quels conseils donneriez-vous à des médecins confrontés à ce type de victimes ?

Je pense qu’il y a un point qui devrait être essentiel pour tout soignant : chaque fois que l’on rencontre un enfant ou un ado, dans le cadre d’un examen, il faut pouvoir lui poser la question : « est-ce qu’on t’a déjà fait du mal ? ». Il ne s’agit pas de faire peur, de demander des détails sordides, mais d’offrir une liberté de parole. C’est une culture que nous n’avons pas forcément, ce n’est pas un réflexe. Souvent, l’enfant, l’ado interrogé ne vous répond qu’à l’entretien suivant. C’est un premier point important d’explorer cette question-là.

Après, si une violence sexuelle est déclarée (une violence sexuelle est une notion qui recouvre de nombreux actes : viol, attouchement, exposition à la pornographie, etc.), il peut y avoir le développement d’un trouble car c’est une violence difficilement compréhensible pour un enfant qui n’a pas connaissance de la sexualité -surtout si l’agresseur avait un rapport de confiance avec la victime. Il faut souvent du temps pour que l’enfant comprenne qu’il a été agressé, et même s’il le comprend, il le vit souvent dans la honte et la culpabilité. C’est très difficile de réaliser et d’en parler à un tiers.

La première mesure à prendre, c’est celle de la protection de l’enfant ; la seconde, c’est de faire un bilan pédopsychiatrique complet afin de déterminer quelles sont les conséquences sur le psychisme de l’enfant, et notamment de rechercher des troubles post-traumatiques ou d’autres troubles (qui peuvent prendre différentes formes). Il faut dépister ces derniers le plus tôt possible, car l’enfant va modifier l’ensemble de son fonctionnement psychique, ce qui va avoir des incidences sur son développement.

L’enfant est un être en développement, il a des tâches développementales à accomplir, dans un ordre précis. Avec un psychisme très traumatisé, ce processus est impossible. Il ne peut alors acquérir les capacités cognitives, relationnelles nécessaires. Et plus on attend, plus ce temps est perdu, et plus il sera difficile de le rattraper. Il y a donc une urgence à repérer et à traiter ces troubles post-traumatiques chez les enfants victimes de violences sexuelles.

Nous avons formé une communauté de personnes à l’épreuve du trauma (sexuel, attentats, etc.) qui est en permanence à nos côtés pour nous faire part de ses avis, au fur et à mesure. C’est une dynamique très intéressante.

WUD : Beaucoup, parmi ces témoins, étaient très âgés…

T.B. : Ils nous livraient le témoignage d’une vie. Malgré cela, le fait de témoigner devant des personnes qui les écoutaient était pour eux une expérience bouleversante qui les a transformés. Pour la plupart, ces gens avaient essayé de parler. Comme on le voit bien dans le film de François Ozon, ils faisaient face à des proches qui leur disaient : « on ne te croit pas, ce n’est pas possible, c’est toi qui a dû faire quelque chose ; ou ne va pas abîmer la réputation de notre curé ». C’était un deuxième traumatisme pour eux, un coup de poignard dans le dos. Après ils se refermaient et ne parlaient plus.

Après nous avoir livré leur témoignage, nous avons vu des victimes partir retrouver les prêtres qui les avaient abusées. Je me souviens d’un homme de 60 ans qui m’a dit : « il faut que j’aille voir ce prêtre ». Il l’a retrouvé (le prêtre avait 92 ans, il était défroqué, marié) et lui a dit : « voilà ce que tu m’as fait, voici les effets que cela a eu sur toute ma vie, est-ce que tu reconnais les faits ? ». Cette capacité de se mobiliser après cette parenthèse de 50 ans m’a beaucoup frappé. On peut guérir des traumatismes quand l’horreur vient de se produire. Il faut alors un ou deux ans de suivi psychiatrique, de psychothérapie, et on arrive à s’en sortir. Il n’est jamais trop tard pour commencer à se soigner si on a été victime de violences. On ne rattrapera pas le temps perdu, mais on peut améliorer la situation significativement.

WUD : Comment ont été élaborées les recommandations du rapport ?

T.B. : Elles ont été établies dans une série de réunions plénières. Nous les avons tous signées. C’était une recherche de consensus.

WUD : La règle était l’unanimité ?

T.B. : Effectivement : si l’un d’entre nous n’était pas d’accord avec tout ou partie du rapport, il pouvait l’écrire dans le rapport. Heureusement, nous avons trouvé un consensus !

WUD : Ce travail a-t-il modifié votre pratique ? Une expérimentation à signaler ?

T.B. : Nous avons créé, pendant les travaux de la commission, un groupe que nous avons appelé « Miroir ». Il était composé de victimes, et nous leur soumettions toutes nos avancées, nos réflexions. En retour, ils nous faisaient part de leurs réflexions.

WUD : Une expérience à poursuivre ?

T.B. : Oui, à tel point que nous avons adopté le principe pour nos travaux au sein du Centre national ressources et résilience (CN2R). Nous avons formé une communauté de personnes à l’épreuve du trauma (sexuel, attentats, etc.) qui est en permanence à nos côtés pour nous faire part de ses avis, au fur et à mesure. C’est une dynamique très intéressante.

WUD : Vous avez ajouté un recueil de témoignages au rapport. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

T.B. : Oui, c’est un petit fascicule, qui regroupe un certain nombre de témoignages, « De victimes à témoins » (voir extraits ci-dessous), pour d’une certaine manière, rendre quelque chose aux victimes, car elles nous ont fait un don en nous faisant confiance, nous avions le devoir de porter leur parole.

1.Professeure de psychiatrie et d’addictologie à la Faculté de médecine Paris Descartes, médecin adjoint du chef de service de psychiatrie-addictologie au CHU Cochin, membre de l’Institut de psychiatrie et neurosciences de Paris (INSERM U 894), présidente honoraire de la World Federation of Societies of Biological Psychiatry, présidente de l’International Association of Women’s Mental Health

2.Professeur des Universités-praticien hospitalier, chef de service d’anesthésie-réanimation, Université Paris 13 et Hôpital Avicenne

Répliques « Après le coup de fil (d’un membre d’une association de victimes), ce fut violent, mon cerveau a explosé, c’était comme si j’ouvrais une boîte de conserve vieille de plus de trente ans, une boîte de conserve rouillée dont le couvercle était bombé par les gaz, prête à exploser. Tous les souvenirs y sont restés intacts. Et bien faisandés ; de quoi pourrir une vie par bien des aspects. (…) Aujourd’hui, je n’arrive plus à refermer cette vieille boîte de conserve, les cadenas que j’avais mis dessus pour oublier toutes ces saloperies restent ouverts. Comme si j’avais perdu les clés ! »

Faire avancer les choses « Je ne sais pas comment vous réagirez à ma lettre, ni ce que vous ferez. Je ne sais pas ce que nous pouvons inventer… Mais il me semble qu’il y a un appel à la fraternité. Sachez que si je vous ai exprimé ma blessure, ce n’est que pour faire la vérité et me libérer avec la grâce de Dieu de ces chaînes qui m’enchaînent si bien. C’est aussi pour nourrir la réflexion de l’Église sur ces questions. »

Comme un gibier que l’on sort de sa tanière « Le prêtre me demandait parfois de dormir à l’entrée de la tente, comme cela il pouvait venir me chercher pendant la nuit pour m’emmener dans sa tente pour assouvir ses plaisirs ; j’avais l’impression d’être un gibier que l’on sort de sa tanière. »

Textes issus du recueil de témoignages « De victimes à témoins », joint au rapport de la Ciase

WUD : Peut-être pouvons-nous d’abord rappeler la genèse de cette Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (CIASE) ?

Thierry Baubet : La genèse, c’est l’affaire Preynat / Barbarin [Bernard Preynat est ce prêtre condamné en 2020 pour agression sexuelle d’enfants entre 1972 et 1991 ; Philippe Barbarin est l’ex-archevêque de Lyon, condamné en 2019 pour ne pas avoir dénoncé ces abus sexuels, puis relaxé en 2020, NDLR], provoquée par la naissance d’une prise de parole de victimes, avec la création de l’association « La parole libérée » (je vous conseille l’excellent film de François Ozon, « Grâce à Dieu », pour découvrir son histoire). C’est cette association qui a contraint, d'une certaine manière, l'Église à faire un point sur la situation. La Conférence des évêques de France (Cef) et la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) ont alors donné une lettre de mission à Jean-Marc Sauvé, dans laquelle il lui était demandé de composer une commission pour faire la lumière sur l'ampleur des violences sexuelles commises au sein de l'Église sur des mineurs depuis les années 1950.

WUD : C’est Jean-Marc Sauvé qui vous a demandé d’en faire partie ?

T.B. : J'ai été approché directement par le président, oui. Il avait toute latitude pour composer sa commission. Il a fait appel à moi au titre de mes connaissances sur les questions de traumatisme psychique des victimes.

WUD : Plusieurs médecins faisaient partie de la CIASE, notamment Florence Thibaut, qui a beaucoup travaillé sur les prédateurs sexuels…

T.B. : Tout à fait. Et nous pouvons également citer Sadek Beloucif, qui apportait une compétence sur l’éthique.

WUD : Comment le groupe s'est-il mis au travail ?

T.B. : Nous avons commencé par nous rencontrer lors de journées plénières, ces réunions mensuelles de travail. Étaient invités à ces journées différents experts, et en premier lieu les représentants des associations de victimes, mais également des personnes qui avaient publié des recherches sur ces questions. Le premier temps consistait à nous fabriquer une culture commune, à prendre connaissance des travaux réalisés, en France et à l’étranger. Nous avons ensuite écouté les points de vue des théologiens, des magistrats. Ce fut un premier temps d’échange, avec nos regards décalés. Et puis nous avons pu, après cette première phase, élaborer une méthodologie qui devait nous permettre de répondre aux questions qui nous étaient posées, et qui étaient assez précises.

La première question consistait à nous demander d’évaluer l’ampleur du phénomène, la seconde questionnait le fait de savoir s'il y avait, dans le fonctionnement de l'Église, des facteurs qui avaient pu favoriser et entretenir ces crimes. Nous avons immédiatement décidé, pour répondre à ces questions, de mettre les victimes de ces violences au centre de nos préoccupations et de nos sources d'informations. Un appel à témoignages a ensuite été largement diffusé par l'Église, par les médias.

Il y a eu un changement de doctrine très clair en 1998 dans l'Education nationale. Consigne a été passée de signaler à la Justice tout cas suspect, et la situation a changé.

WUD : Qui recevait les appels de ces témoins ?

T.B. :  L'association France victimes. C’est un point extrêmement important parce que nous savions que parmi ces personnes, beaucoup ne parlaient plus, ou n'avaient même jamais parlé. Ces témoignages pouvaient s’avérer profondément déstabilisants. Cette méthode rendait possible à la fois une relation d'aide et l'orientation vers un parcours de soins. Il était également proposé aux témoins de remplir un questionnaire sociologique (élaboré avec l'Inserm) qui permettait de caractériser leur trajectoire et la nature des abus subis. Seconde source d'information : nous proposions à ces personnes d’être auditionnées durant deux heures par deux membres de la commission (en général un psy et un magistrat), afin d’écouter en longueur et en profondeur leur témoignage.

WUD : Vous avez ensuite élargi ces enquêtes sur les violences subies par les femmes. Pourquoi ?

T.B. :  Nous ne les avons pas élargies parce que les femmes sont vulnérables, mais parce qu’il nous est apparu que les femmes avaient été vulnérabilisées par l'Église, dans la mesure où elles avaient été mises de fait dans des situations impossibles.

WUD : Combien d’auditions ont-elles été réalisées ?

T.B. :  Plusieurs centaines. Elles étaient très intenses, bouleversantes (certaines sont publiées sur le site de la commission), et nous ont permis d’explorer de manière attentive ce que ces personnes avaient vécu, leur itinéraire depuis les événements, leur parcours de soin s’il y en avait eu, les réactions de leurs proches, les effets sur leur vie d’adulte. C’est un matériel très riche.

Il y a eu également des enquêtes sociologiques, menées par un groupe dirigé par Nathalie Bajos (sociologue-démographe, directrice de recherche à l’INSERM). Il y a eu aussi des enquêtes sur des archives de l'Église, qui n’avaient jamais été dévoilées ; des enquêtes sur les prêtres abuseurs, des études de cas pour certains diocèses, qui nous semblaient particulièrement concernés. Citons enfin un sondage réalisé sur la population générale avec un échantillon représentatif de 28.000 personnes. C’est l’ensemble de ces données chiffrées qui nous permet d’affirmer que l'Église est, après la famille, le lieu de socialisation où le risque de violence sexuelle est le plus important pour les enfants.

Des enquêtes ont ensuite été menées pour essayer d'établir ce qui, dans le fonctionnement de l'Église, pouvait éventuellement favoriser ces crimes. Dans le traitement des signalements, j'ai été très surpris de découvrir que l'Église a un système de justice parallèle : elle juge ces affaires sans jamais en rendre compte à l'autorité judiciaire. Les défaillances ne concernent pas seulement le signalement, mais également la prévention -malheureusement inexistante. Enfin, j’ai découvert ce qui tend à favoriser une minimisation de ces violences dans le dogme, qui considère les violences sexuelles sur les enfants pas plus gravement que l’infidélité ou la masturbation.

WUD : Quelle fut votre réaction quand vous avez découvert l’ampleur du phénomène ?

T.B. : Ma réaction ? J'étais satisfait de faire partie de ce travail de mise en lumière. Je me suis dit que ce travail était à poursuivre dans l’ensemble des secteurs de la société -dans les familles, en premier lieu. Regardez par exemple l'éducation nationale : il y a eu un changement de doctrine très clair en 1998. Consigne a été passée de signaler à la justice tout cas suspect, et la situation a changé.

Ce que je vois en tant que psychiatre spécialiste des traumatismes, ce sont les ravages que font ces violences sexuelles sur les enfants -ravages qui continuent dans leur vie d’adulte. Après plusieurs mois de suivi, il m’arrive d’apprendre que certains de mes patients (venus après une tentative de suicide par exemple) avaient été victimes de violences sexuelles dans leur enfance -soit ils n’en avaient jamais parlé, soit on ne les avait pas crus, soit on leur avait demandé de se taire…

Je pense qu’il y a un point qui devrait être essentiel pour tout soignant : chaque fois que l’on rencontre un enfant ou un ado, dans le cadre d’un examen, il faut pouvoir lui poser la question : 'est-ce qu’on t’a déjà fait du mal ?'

WUD : Quels conseils donneriez-vous à des médecins confrontés à ce type de victimes ?

Je pense qu’il y a un point qui devrait être essentiel pour tout soignant : chaque fois que l’on rencontre un enfant ou un ado, dans le cadre d’un examen, il faut pouvoir lui poser la question : « est-ce qu’on t’a déjà fait du mal ? ». Il ne s’agit pas de faire peur, de demander des détails sordides, mais d’offrir une liberté de parole. C’est une culture que nous n’avons pas forcément, ce n’est pas un réflexe. Souvent, l’enfant, l’ado interrogé ne vous répond qu’à l’entretien suivant. C’est un premier point important d’explorer cette question-là.

Après, si une violence sexuelle est déclarée (une violence sexuelle est une notion qui recouvre de nombreux actes : viol, attouchement, exposition à la pornographie, etc.), il peut y avoir le développement d’un trouble car c’est une violence difficilement compréhensible pour un enfant qui n’a pas connaissance de la sexualité -surtout si l’agresseur avait un rapport de confiance avec la victime. Il faut souvent du temps pour que l’enfant comprenne qu’il a été agressé, et même s’il le comprend, il le vit souvent dans la honte et la culpabilité. C’est très difficile de réaliser et d’en parler à un tiers.

La première mesure à prendre, c’est celle de la protection de l’enfant ; la seconde, c’est de faire un bilan pédopsychiatrique complet afin de déterminer quelles sont les conséquences sur le psychisme de l’enfant, et notamment de rechercher des troubles post-traumatiques ou d’autres troubles (qui peuvent prendre différentes formes). Il faut dépister ces derniers le plus tôt possible, car l’enfant va modifier l’ensemble de son fonctionnement psychique, ce qui va avoir des incidences sur son développement.

L’enfant est un être en développement, il a des tâches développementales à accomplir, dans un ordre précis. Avec un psychisme très traumatisé, ce processus est impossible. Il ne peut alors acquérir les capacités cognitives, relationnelles nécessaires. Et plus on attend, plus ce temps est perdu, et plus il sera difficile de le rattraper. Il y a donc une urgence à repérer et à traiter ces troubles post-traumatiques chez les enfants victimes de violences sexuelles.

Nous avons formé une communauté de personnes à l’épreuve du trauma (sexuel, attentats, etc.) qui est en permanence à nos côtés pour nous faire part de ses avis, au fur et à mesure. C’est une dynamique très intéressante.

WUD : Beaucoup, parmi ces témoins, étaient très âgés…

T.B. : Ils nous livraient le témoignage d’une vie. Malgré cela, le fait de témoigner devant des personnes qui les écoutaient était pour eux une expérience bouleversante qui les a transformés. Pour la plupart, ces gens avaient essayé de parler. Comme on le voit bien dans le film de François Ozon, ils faisaient face à des proches qui leur disaient : « on ne te croit pas, ce n’est pas possible, c’est toi qui a dû faire quelque chose ; ou ne va pas abîmer la réputation de notre curé ». C’était un deuxième traumatisme pour eux, un coup de poignard dans le dos. Après ils se refermaient et ne parlaient plus.

Après nous avoir livré leur témoignage, nous avons vu des victimes partir retrouver les prêtres qui les avaient abusées. Je me souviens d’un homme de 60 ans qui m’a dit : « il faut que j’aille voir ce prêtre ». Il l’a retrouvé (le prêtre avait 92 ans, il était défroqué, marié) et lui a dit : « voilà ce que tu m’as fait, voici les effets que cela a eu sur toute ma vie, est-ce que tu reconnais les faits ? ». Cette capacité de se mobiliser après cette parenthèse de 50 ans m’a beaucoup frappé. On peut guérir des traumatismes quand l’horreur vient de se produire. Il faut alors un ou deux ans de suivi psychiatrique, de psychothérapie, et on arrive à s’en sortir. Il n’est jamais trop tard pour commencer à se soigner si on a été victime de violences. On ne rattrapera pas le temps perdu, mais on peut améliorer la situation significativement.

WUD : Comment ont été élaborées les recommandations du rapport ?

T.B. : Elles ont été établies dans une série de réunions plénières. Nous les avons tous signées. C’était une recherche de consensus.

WUD : La règle était l’unanimité ?

T.B. : Effectivement : si l’un d’entre nous n’était pas d’accord avec tout ou partie du rapport, il pouvait l’écrire dans le rapport. Heureusement, nous avons trouvé un consensus !

WUD : Ce travail a-t-il modifié votre pratique ? Une expérimentation à signaler ?

T.B. : Nous avons créé, pendant les travaux de la commission, un groupe que nous avons appelé « Miroir ». Il était composé de victimes, et nous leur soumettions toutes nos avancées, nos réflexions. En retour, ils nous faisaient part de leurs réflexions.

WUD : Une expérience à poursuivre ?

T.B. : Oui, à tel point que nous avons adopté le principe pour nos travaux au sein du Centre national ressources et résilience (CN2R). Nous avons formé une communauté de personnes à l’épreuve du trauma (sexuel, attentats, etc.) qui est en permanence à nos côtés pour nous faire part de ses avis, au fur et à mesure. C’est une dynamique très intéressante.

WUD : Vous avez ajouté un recueil de témoignages au rapport. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

T.B. : Oui, c’est un petit fascicule, qui regroupe un certain nombre de témoignages, « De victimes à témoins » (voir extraits ci-dessous), pour d’une certaine manière, rendre quelque chose aux victimes, car elles nous ont fait un don en nous faisant confiance, nous avions le devoir de porter leur parole.

1.Professeure de psychiatrie et d’addictologie à la Faculté de médecine Paris Descartes, médecin adjoint du chef de service de psychiatrie-addictologie au CHU Cochin, membre de l’Institut de psychiatrie et neurosciences de Paris (INSERM U 894), présidente honoraire de la World Federation of Societies of Biological Psychiatry, présidente de l’International Association of Women’s Mental Health

2.Professeur des Universités-praticien hospitalier, chef de service d’anesthésie-réanimation, Université Paris 13 et Hôpital Avicenne

Répliques « Après le coup de fil (d’un membre d’une association de victimes), ce fut violent, mon cerveau a explosé, c’était comme si j’ouvrais une boîte de conserve vieille de plus de trente ans, une boîte de conserve rouillée dont le couvercle était bombé par les gaz, prête à exploser. Tous les souvenirs y sont restés intacts. Et bien faisandés ; de quoi pourrir une vie par bien des aspects. (…) Aujourd’hui, je n’arrive plus à refermer cette vieille boîte de conserve, les cadenas que j’avais mis dessus pour oublier toutes ces saloperies restent ouverts. Comme si j’avais perdu les clés ! »

Faire avancer les choses « Je ne sais pas comment vous réagirez à ma lettre, ni ce que vous ferez. Je ne sais pas ce que nous pouvons inventer… Mais il me semble qu’il y a un appel à la fraternité. Sachez que si je vous ai exprimé ma blessure, ce n’est que pour faire la vérité et me libérer avec la grâce de Dieu de ces chaînes qui m’enchaînent si bien. C’est aussi pour nourrir la réflexion de l’Église sur ces questions. »

Comme un gibier que l’on sort de sa tanière « Le prêtre me demandait parfois de dormir à l’entrée de la tente, comme cela il pouvait venir me chercher pendant la nuit pour m’emmener dans sa tente pour assouvir ses plaisirs ; j’avais l’impression d’être un gibier que l’on sort de sa tanière. »

Textes issus du recueil de témoignages « De victimes à témoins », joint au rapport de la Ciase

Thierry Baubet est professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université Paris 13, chef de service à l’Hôpital Avicenne (AP-HP), co-directeur scientifique du Centre National de Ressources et de Résilience cn2r.fr. Il est l'un des trois médecins de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (Ciase), dite « Commission Sauvé ». Il nous livre son témoignage sur ces deux ans et demi de travaux.

Rechercher un classement

Emplois

Emplois

Associé ? Médecin ? Remplaçant ? Déposez et consultez les annonces

641 ANNONCES ACTIVES + D’offres

Infographies

+ D’infographies

Les gros dossiers

+ De gros dossiers