Si vous avez réussi à échapper au plan de communication massif qui a entouré la sortie d’ « Une famille », vous serez saisis par la surprise et la force de certaines scènes de ce film, qui constitue une nouvelle étape dans l’œuvre d’Angot, à la fois ouverture, respiration et espoir.
Cela fait 25 ans que Christine Angot écrit sur ce qui la hante : l'inceste paternel, les viols subis entre ses 13 et 16 ans. 25 ans aussi qu’elle fait face, avec une constance rare, aux réactions de son entourage, du milieu littéraire et de la société. Une période au cours de laquelle elle est passée de figure de proue - non consentante - d’un mouvement littéraire dont elle ne se revendique pas - l’autofiction - à bâtisseuse d’une œuvre ayant contribué à changer le regard sociétal sur l’inceste et ses conséquences. En se tournant vers le cinéma, elle les rend encore plus visibles, mais surtout elle extrait « son » inceste d’une dimension individuelle, forcément réductrice, doublement et injustement incarcérante, pour l’inscrire dans un phénomène collectif, dans une systémie dont elle s’attache à éclairer les mécanismes d’entretien, ceux de la honte, ceux du déni, ceux de la justification.
Sous nos yeux, la parole surgit, s’agit, circule, passe par plusieurs états, de la confrontation impossible et stérile au dégel des sentiments, à l’échange fécond, à l’espoir possible. Ce que nous montre Christine Angot, dans une limpide narration se rapprochant, par paliers, de la lumière, c’est que l’inceste n’est pas une condamnation. Cet inceste avec lequel elle s’est toujours « débrouillée », pour reprendre ses mots, cette souffrance dont elle évoque sans détour la profondeur, l’immensité et la perpétuité, peuvent cohabiter avec des rencontres, des accomplissements, une réparation. Mais, avant tout, c’est par une reconnaissance, par chacun des proches, pas uniquement du crime et du préjudice, mais de sa propre participation à la mécanique dans laquelle il s’inscrit, en amont ou en aval, que la destructivité peut espérer s’interrompre, voire se dénouer.
Le film s’inaugure par une scène au cours de laquelle la parole, enjeu vital, ne peut qu’être extirpée, contrainte, dès lors et d’emblée faussée. De cette confrontation à la belle-mère, seconde femme du père violeur, le film semble tirer toute sa force. Mais c’est avant tout un chausse-trappe dont on ne peut attendre plus qu’une très relative authenticité, semble vouloir nous alerter Angot, qui d’ailleurs sera rattrapée par son désespoir de voir sa tentative de reprise de contact aboutir à une plainte en justice.
Il n’empêche, ce premier acte enclenchera d’autres dialogues, la caméra se faisant tiers comme pour prendre à témoin ces rencontres, les ancrer dans une réalité tangible, observable, protectrice. Une forme de procès intime et le plus souvent bienveillant. Avec une boucle magnifiquement bouclée, entre deux phrases, l’une commisératice et vexatoire, l’autre réparatrice. Entre le « tu me fais de la peine » de sa belle-mère et le « je suis désolée qu’il te soit arrivé ça » de sa fille, un périple long de plusieurs décennies et de multiples obstacles s’est écoulé devant nos yeux. Une vie. Et une famille, faite de gens imparfaits, aux prises avec un processus qui tout à la fois les implique et leur échappe, un processus figeant le lien et isolant la victime. Mais cette distance apparemment infranchissable est irriguée d’une permanence souterraine, qui rend à cette famille une légitimité et une dignité au-delà des principes d’empathie et de pardon.