Isabelle Kauffmann, de la médecine à l’écriture

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« Quand on me demande, je dis que je suis médecin »

Isabelle Kauffmann, de la médecine à l’écriture

« La médecine est mon épouse, la littérature ma maîtresse », confiait Tchekhov dans une formule restée célèbre. Isabelle Kauffmann, elle, est plutôt monogame. Promise à un brillant avenir hospitalier, cette ORL lyonnaise décide de raccrocher le stétho au tournant des années 2000 pour laisser libre cours à ses muses. Ce sera la peinture, d’abord, l’écriture ensuite. Alors qu’Isabelle Kauffmann s’apprête à publier son quatrième livre (voir encadré), What’s up Doc a souhaité en savoir plus sur son parcours insolite.

What’s up Doc. Parlons de votre carrière médicale.

Isabelle Kauffmann. J’ai fait mes études de médecine à Lyon dans les années 80. À l’époque j’étais très impliquée dans la musique : je jouais du piano-jazz dans les bars tout en préparant l’internat. Après deux semestres de pédiatrie, j’ai opté pour l’ORL, dont j’aime le côté diversifié : on s’intéresse à l’oreille, au système respiratoire supérieur, à la voix... Mon patron, le Pr Alain Morgon, m’a dit : « Vous qui connaissez la musique, il faut que vous vous occupiez de la voix ». J’ai accepté et j’ai développé tout le département voix du service d’ORL d’Edouard Herriot, en tant que PH.

WUD. D’où vient votre attrait pour l’art ?

IK. La création artistique a toujours été mon moteur dans la vie. J’ai toujours écrit, dessiné et peint. Par exemple quand il y avait un congrès dans le service, c’est moi qui dessinais l’affiche, quand il y avait un film à faire je composais la musique. C’est drôle parce qu’il y a des stéréotypes en fonction des spécialités : les orthopédistes sont des cowboys, les ORL des artistes… (Rire.) Je n’aime pas les généralités mais c’est assez vrai : il y a beaucoup de musiciens, de peintres, qui choisissent cette spécialité.

WUD. Vous décidez malgré tout d’interrompre votre carrière médicale.

IK. J’étais engagée dans une carrière très satisfaisante. Phoniatre de l’Opéra de Lyon, je menais également des travaux de recherche sur l’acoustique vocale et j’allais devenir patron d’ORL à Lyon. Mais j’étais en train de tourner le dos à tout ce qui m’anime et était vital pour moi. J’ai arrêté la médecine contre toute raison, c’était un vrai cas de conscience. J’ai mis des mois, presque des années à l’accepter, mais il fallait que je le fasse. Même aujourd’hui, quand on me demande ce que je suis, je réponds « médecin ». C’est très ancré en moi.

WUD. Qu’avez-vous fait après ça ?

IK. Pendant dix ans je me suis consacrée à la peinture, tous les jours, avec des horaires de bureau. J’ai fait beaucoup de toiles, tout ce que j’avais dans la tête depuis si longtemps. En même temps, je continuais la musique et j’écrivais. Je me disais que je continuerais dans le premier domaine où ça marcherait. J’ai envoyé mon premier roman Ne regardez pas le voleur qui passe à un concours de Flammarion, après que d’autres maisons d’édition l’avaient refusé. Et j’ai gagné le premier prix (en 2006, ndlr). J’avais atteint mon objectif.

 Exi(s)t, par I. Kauffmann (l'interview continue ci-dessous).

WUD. Est-ce que la médecine a alimenté votre écriture ?

IK. Quand vous exercez à l’hôpital, c’est la comédie humaine. Vous êtes exposé à l’humanité dans ses émotions, y compris dans ce qu’elles ont de les plus extrême – souffrance, joie, espoir, désespoir... On est aux premières loges pour observer ce théâtre. Ce n’était pas du tout mon but en faisant de la médecine, cela aurait été cynique, mais il est vrai que j’ai emmagasiné beaucoup de choses à ce moment-là.

WUD. Quelles sont vos inspirations littéraires ?

IK. J’ai été très influencée par mes lectures de la littérature russe. Il y a ces micro-événements incessants, cette profondeur d’analyse psychologique, la poésie, l’humour. Des auteurs comme Tchekhov...

WUD. Un médecin, tiens donc !

IK. (Rire.) Oui, et Boulgakov aussi. Ce n’est peut-être pas un hasard : ils font des analyses tellement fines de l’âme humaine. Il y a beaucoup de choses à y puiser. Mais j’ai tout aimé : Dostoïevski, Gogol, Pouchkine. Nabokov évidemment. Je m’y replonge régulièrement. C’est une espèce de souffle qui m’a donné envie d’écrire.

WUD. Comment choisissez-vous vos sujets de livre ?

IK. J’adore inventer des histoires. On a ce sentiment de puissance : on fait ce qu’on veut avec les personnages, c’est très réjouissant. Après, ce sont des sujets qui sont en moi. Par exemple, dans Grand Huit, la question était : est-ce qu’on peut rattraper le temps qu’on a perdu dans sa vie ? Dans Cabaret sauvage, il y a beaucoup de situations psychiatriques, et c’est sûrement mon observation de l’exercice de la médecine qui l’a nourri. Un livre doit divertir et en même temps poser des questions solides.

WUD. Qu’en est-il de votre dernier roman, Les Corps fragiles ?

IK. C’est le fruit d’un concours de circonstances. J’ai rencontré Marie-Antoinette, première infirmière libérale de Lyon, qui a maintenant 87 ans. C’était une figure du quartier, extrêmement aimée et respectée, mais qui ne s’en laissait pas compter. J’ai eu envie d’écrire, à travers l’histoire de cette femme, une réflexion sur le corps, la maladie, les traitements. Mais des témoignages de soignant, il y en a déjà plein : je voulais en faire un objet littéraire.

 

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Les Corps fragiles

Découpé en neuf chapitres comme autant de parties du corps – des mains à l’appendice, en passant par la tête – Les Corps fragiles (éd. Le Passage) s’inspire du parcours de la première infirmière libérale de Lyon, installée en 1957. Une carrière qui débute quand la petite Marie-Antoinette, six ans, remarque les mains de sa voisine âgée, déformées par l’arthrite. « Au-delà des mains, c’étaient les autres qui m’intéressaient », conclut-elle. Elle n’aura dès lors de cesse de voler de patient en patient afin de soulager leurs maux, au rythme des évolutions de la médecine d’après-guerre. Dans un style élégant, Isabelle Kauffmann livre ici une réflexion sensible sur cette vocation somme toute mystérieuse : soigner des corps qui souffrent.

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Propos recueillis par Yvan Pandelé

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