Corps étranger - Critique d’« Enzo », un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo

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Enzo a seize ans et veut travailler dans le bâtiment. Le film pourrait se résumer à l'exploration des raisons pour lesquelles il a fait ce choix, à mesure que l'histoire et la caméra nous rapprochent de lui. Il est surtout tout ce qui ne nous l'explique pas, et qui échappe aux certitudes. En cela, il est très beau.

Corps étranger - Critique d’« Enzo », un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo

Eloy Pohu, Maksym Slivinskyi dans Enzo.

© Les Films de Pierre

Premier vrai coup de coeur ciné de l'année, Enzo exhale la double délicatesse de ce portrait extrêmement juste et subtil de l'adolescence, et de cette histoire de transmission entre un réalisateur décédé avant d'avoir pu réaliser ce film et celui qu'il a choisi pour le mener à bien, entre passation et assimilation. 

C'est un motif récurrent chez Robin Campillo : ses films sont souvent histoire de regard posé, porté par un seul individu, discret ou taiseux, permettant une immersion progressive dans le milieu inconnu ainsi scruté. Au regard natif voire naïf de la découverte succède une rencontre passant souvent par des corps, que ce soit les corpses des Revenants, les consciences incarnées, malades et festives, d'Act Up de 120 BPM, les clandestins d'Eastern Boys ou encore la prise de conscience d'une différence infranchissable chez ce jeune garçon rêveur confronté à une population colonisée dans L’île rouge

Enzo symbolise encore plus, encore mieux, ce corps étranger plongé dans un environnement nouveau, à la fois lointain et entrant en résonance avec l'intimité la plus profonde, entre vérité et illusion - comme dans l'amour. Cette description éternellement recommencée, la tentative d'appropriation sans relâche de ce qui unit et échappe tout à la fois, est sans aucun doute magnifiée par la conjugaison du talent du cinéaste avec le matériau et l'univers de Laurent Cantet, réalisateur dont la dimension politique se faisait plus directe, le regard plus cérébral, Campillo scénariste ou monteur tapi derrière, à sa juste place d'agent perturbateur et magnificateur. 

Les acteurs sont tous excellents, au premier plan desquels le jeune Eloy Pohu

On ne sait quelle place a occupé dans le projet initial la dimension érotique puis amoureuse du récit. On sent en tout cas qu'elle passionne Campillo, qu'il filme ces êtres qui se rapprochent, Enzo et Vlad, le maçon et réfugié ukrainien, comme un curieux ballet entre un corps juvénile, comme empesé de sa propre massivité et de ses doutes, et celui, à la fois plus agile et déjà abîmé, d'un félin insaisissable et par trop habitué à la pirouette et à la survie. Le tout sous les rayons solaires et le bleu klein du ciel de la Ciotat, enveloppant cette page d'apprentissage d'une douceur trouvant sa source même dans la saturation, comme un dernier palier avant insolation. 

N'oublions pas le jeu sublime de simplicité et de lumière d'Elodie Bouchez

Les acteurs sont tous excellents. Au premier plan desquels le jeune Eloy Pohu, qui incarne tout entier, volontairement ou non, l'énigme d'une adolescence lisse et intériorisée, sans aspérité suffisante pour compter pouvoir donner un sens à tout cela, les comportements apparemment limpides comme les silences. N'oublions pas le jeu sublime de simplicité et de lumière d'Elodie Bouchez, qui peut désormais postuler au rang de trésor national.

Le film est traversé par la question de la frontière, concrète comme métaphorique. Période de fin d'année scolaire et de baccalauréat, ô combien frontière entre une fin et un commencement. Frontières de classe ou de langue (le casting cosmopolite apporte beaucoup). Frontière envahie sur fond de conflit armé d'abord fantasmé puis se rapprochant inexorablement. Mais ces frontières là ne séparent pas : elles semblent matérialiser l'altérité, en constituer l'outil. En ce sens, Enzo offre un saisissant contre-pied à Call me by your name, autre éducation sentimentale et douloureuse à laquelle on pense régulièrement. Là où le film italien se faisait célébration de la beauté sur un mode endogame et passéiste, Campillo en remanie la trame commune, parfois jusqu'au motif près, pour en faire une ode à l'ouverture et au changement. Les deux oeuvres se terminent d'ailleurs sur le territoire de l’une, parmi les ruines, et par un ultime gros plan presque identique, les yeux baissés d'un Enzo pris dans le mouvement presque forcené de la vie, synonyme d'espoir, répondant au regard embué et direct du jeune Elio, incarné par Timothée Chalamet, figure du deuil s'il en est. Et qu'un tel deuil, celui de Campillo pour son ami, aboutisse à ce film presque antinomique, en dit long sur la puissance de son message. 

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