
Agnès Buzyn, Agnès Firmin-Le Bodo, Olivier Véran et François Braun débattent aux Rencontres de la FHP à l'invitation de Lamine Gharbi.
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Le constat : un système à bout de souffle
Pour François Braun, l’analyse est sans détour : « On a tout sur la table, toutes les bonnes volontés, toutes les solutions. Le problème, c’est que la table est bancale, elle est trouée, et à mon sens, elle n’est pas réparable. » L’ancien ministre plaide pour un changement de paradigme : « Nous avons un système basé sur l’offre de soins et donc, par définition, concurrentiel. Quittons ce système pour un système basé sur les besoins de santé de la population. »
Agnès Buzyn abonde : « Notre système de santé a été pensé au XXe siècle pour les enjeux du XXe. Les enjeux du XXIe siècle sont radicalement différents. » Elle pointe une incohérence structurelle : « Nous n’avons pas adapté nos modèles de rémunération aux objectifs que nous nous fixons. […] Les tarifs hospitaliers sont devenus la variable d’ajustement. »
Pour Agnès Firmin-Le Bodo, le problème est aussi culturel et éducatif : « Si on ne forme pas au préventif et au palliatif, pour éviter de rentrer dans le curatif, on rate les deux bouts de notre parcours de santé. »
Quant à Olivier Véran, il résume la situation avec une pointe d’ironie : « On sait tous qu’il revient plus cher de retaper une vieille maison plutôt que de construire du neuf. On hérite tous d’une maison ancienne construite au début du XXe siècle. On sent bien qu’aujourd’hui, elle ne répond plus à la demande. »
Réinventer la santé de demain
Les quatre anciens ministres s’accordent sur la nécessité d’une refondation en profondeur. Pour François Braun, « la santé, ce n’est pas que le soin. C’est la prévention, le dépistage, la réhabilitation, le retour à la vie sociale ». Il va jusqu’à proposer de « dissocier totalement les missions de service public du statut de la fonction publique ».
Agnès Buzyn estime pour sa part qu’il faut « deux enveloppes : une pour la médecine de ville, une pour l’hospitalier, mais que l’une ne dépende pas de l’autre ». Elle rejette la régionalisation : « Les pays qui l’ont fait ont un système plus coûteux. »
Soutenue par Agnès Firmin-Le Bodo qui met en garde : « Que les régions récupèrent la compétence santé serait la pire des décisions en termes d’égalité d’accès. »
Olivier Véran, lui, plaide pour la méthode plutôt que le grand soir : « Je crois à l’expérimentation : confier des missions à des territoires pilotes, laisser de l’autonomie et garantir que personne n’y perd rien. » Et il pousse la réflexion plus loin : « Peut-être faut-il réformer le statut de l’hôpital public, comme on l’a fait pour La Poste ou la SNCF, pour en faire une entreprise publique. »
Agnès Firmin-Le Bodo appelle, de son côté, à « refonder notre système de santé avec un modèle de financement adapté, en n’oubliant ni les malades ni les soignants ».
Gouvernance : les ARS, entre critique et nécessité
Le débat sur les Agences régionales de santé (ARS) reste vif, mais les quatre anciens ministres défendent leur rôle. « Les ARS sont le bon outil de l’État dans les territoires, mais elles doivent recréer de la proximité », affirme Agnès Buzyn.
Olivier Véran tranche : « Les préfets ne veulent pas gérer la santé. Si on change les ARS, on aura un autre organisme avec un autre nom, mais les mêmes missions. »
François Braun rappelle l’importance de la territorialisation : « L’état de santé de la population de Moselle-Est n’a rien à voir avec celui du Pays basque : il faut une vraie territorialisation de la santé. »
Soignants : redonner du sens au travail
Pour Olivier Véran, la question de l’attractivité passe d’abord par la reconnaissance : « Quand on est médecin, on passe des concours très durs, et se dire qu’on sera payé à l’ancienneté, c’est confortable mais pas valorisant. »
Il plaide pour toujours plus de partage des soins : « Il faut donner plus de place aux infirmières, aux aides-soignantes, aux IPA… »
Agnès Firmin-Le Bodo souligne le rôle de la nouvelle génération : « La jeune génération va obliger le système à évoluer. Il faut plus de souplesse, plus de passerelles public-privé, ville-hôpital. »
Elle insiste aussi sur la stabilité des équipes : « Redonner du sens à l’exercice, c’est arriver dans un service avec une équipe stable. »
Agnès Buzyn, enfin, insiste sur les conditions de travail : « Les soignants sont avant tout attachés à bien faire leur travail. […] Cela veut dire un environnement respectueux, des outils de qualité et de l’investissement. »
Public et privé : le temps de la coopération
Pour François Braun, « il faut donner la possibilité à tous les acteurs, sur un territoire, de prendre des missions de service public ».
Agnès Firmin-Le Bodo estime que « le système de santé du futur doit être collaboratif. Le bassin de santé reste l’échelle pertinente ».
Olivier Véran, enfin, recentre le débat : « La question n’est pas de privatiser ou pas : il faut décloisonner et permettre à tous de travailler ensemble. »
Intelligence artificielle : entre prudence et opportunité
Pour Agnès Firmin-Le Bodo, le numérique s’impose comme une évidence : « La société de demain sera avec du numérique. Mais il faut garder une grande vigilance : souveraineté, durabilité, éthique. »
François Braun replace l’IA dans une perspective plus large : « Pour la première fois, on passe du “faire” au “faire faire”. L’IA n’est pas qu’un outil, c’est une infrastructure. »
Et d’ajouter : « Elle va bouleverser le diagnostic et la thérapeutique, et elle arrivera par les patients, pas par les médecins. »
Olivier Véran, de son côté, rappelle l’ampleur du phénomène : « Deux tiers des médecins américains utilisent ChatGPT quotidiennement. ChatGPT n’est pas prêt pour faire de la médecine, mais les patients l’utilisent déjà. »
« On ne peut pas ignorer ce mur d’innovation : robotisation, génomique, neurotechnologies… »
Agnès Buzyn, enfin, conclut avec pragmatisme : « On ne lutte pas contre l’air du temps. L’IA, bien encadrée, peut devenir un garant de la qualité et de la sécurité des soins. »
Les dernières paroles : lucidité et appel collectif
François Braun conclue par une mise au point : « Je vais dire quelque chose qui est contraire à ce que j'ai entendu aujourd'hui et qui m'énerve à chaque fois. J'ai entendu qu'il faut du courage politique. Je pense que tous les quatre nous avons montré que le courage politique, il existe. Et nous, par contre, on s'est confronté les uns et les autres au manque de courage aussi des professionnels de santé et de l'écosystème pour avancer. Je pense que c'est bien de remettre de temps en temps un peu l'église au milieu du village. Les politiques veulent avancer. Il faut que vous soyez capables d'avancer aussi à la même vitesse. »
Olivier Véran préfère une note d’espoir, mais teintée de lucidité : « J’ai une vraie passion pour le système de santé, pour ceux qui exercent, quel qu’il soit. Parfois, ça me met en colère aussi de voir qu’on veut faire bouger les choses et que c’est compliqué. Parfois, on fait mal, parfois on explique mal. […] La santé a remplacé le service, c’est la revendication politique numéro un pour les gens, c’est la priorité des nations, et quoi qu’il arrive, la santé devrait rester debout. […] La part de la richesse nationale consacrée à la santé ne fera que croître dans les années à venir. La question, c’est : comment l’utiliser intelligemment, tous ensemble, pour rendre les soignants plus heureux… et peut-être un jour les ministres moins honnis. »
Agnès Firmin-Le Bodo aimerait retrouver l’esprit collectif de la crise sanitaire : « Pendant la crise du Covid, le secteur de la santé, c’est-à-dire tous les acteurs, a fait bloc. Et très vite, à la sortie, cet esprit de solidarité s’est un peu étiolé. Moi, je rêve qu’on puisse collectivement retrouver cette solidarité, que ce soit notre quotidien. […] Tous les acteurs de santé doivent faire bloc au quotidien. Transgressons nos différences professionnelles : c’est comme ça qu’on avancera. »
Et Agnès Buzyn termine sur un avertissement économique et politique :
« On fait tous un métier formidable, j’adore le système de santé, j’aime l’hôpital, j’aime m’occuper des malades. Mais la dépense de santé augmente de 4 % par an. Si on fait le calcul, dans dix ans, nous aurons 20 % de notre PIB consacré à la santé. Est-ce que c’est un choix délibéré que nous avons fait collectivement ? Est-ce que nous voulons mettre cet argent dans la santé, dans l’éducation, la recherche, la défense ? Moi je pense que le système n’est pas soutenable. […] Il faut des réformes courageuses : l’organisation territoriale, la pertinence des parcours, la prévention... Mais on ne pourra pas continuer à +4 % de l’Ondam tous les ans : le système n’est plus tenable, il faut le dire et réfléchir ensemble à comment on s’en sort. »