À l’occasion du décès d’Alain Delon, on a voulu se plonger dans ce chef-d’œuvre d’une rare noirceur et d’une sombre intelligence. Le film de Losey se suffit à lui-même pour prouver le flair et le talent du Delon producteur et acteur.
Monsieur Klein est un film saisissant, qui marque au fer noir et laisse un goût de cendre, la cendre qui hante la pellicule comme les murs extérieurs et intérieurs d’un Paris occupé, à l’atmosphère viciée. Un Paris qui semble à la fois à l’arrêt et en perpétuel mouvement, un mouvement double qui se superpose à la double narration sur laquelle le film repose. Au mouvement du quotidien - sorties d'usine, brasseries bondées, soirées mondaines et spectacles de cabaret - s'oppose celui, souterrain et cadencé, d'une bureaucratie organisant le pire. Et, tapie sous les apparats d'une poursuite classique, le Klein invisible échappant constamment à son doppelgänger et nous perdant magnifiquement de fausse piste en chausse-trappe, se développe une quête identitaire peu commune, dont on ne sait jamais si elle permet au personnage de Delon de se trouver ou si elle l’entraîne vers sa dissolution.
« Delon, au jeu de l’homme sans émotions, n’était pas le moins bon et en avait même fait sa marque de fabrique »
À cette époque, réaliser un tel film, à propos d’une telle période et avec une telle exigence, relevait d’un geste plus que courageux. En le découvrant avec une lecture d’aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé de sa modernité, de la frontalité avec laquelle il exposa alors notre pays et ses institutions à leur participation directe, bureaucratique et méthodiquement pensée, à une entreprise de mort et de destruction identitaire totale. Les œuvres d’art qui imprègnent le film jusqu’à l’infestation semblent cependant illustrer la vanité d’un tel projet, tant la culture est ce qui échappe à l’uniformité d’une frontière, d’un sang, d’une nation - bien qu’au final elle ne constitue un quelconque rempart contre la politique. Monsieur Klein se découvre ainsi multiple, originellement mêlé, et en vient peu à peu à rejeter ce pays dont les bases robustes lui permettaient de s’arrimer narcissiquement, à s’identifier à cet être fantomatique avec lequel il partage probablement plus que ce qu’il croit, jusqu’à confondre leurs destinées.
Aucun des personnages de cette ronde macabre ne s’autorise à exprimer la moindre émotion, hormis la jeune maîtresse, dont la palette se cantonne cependant à l’inquiétude. Ce choix radical permet de retranscrire l’atmosphère de vigilance et de contrôle généralisés qui régnait alors et engendre un sentiment de malaise singulièrement puissant. Delon, au jeu de l’homme sans émotions, n’était pas le moins bon et en avait même fait sa marque de fabrique. L’aspect carnassier de son personnage, qui semble déjà en lui-même fantomatique, souvenir d’une posture plus que posture réelle, cède peu à peu le pas à une fermeture émotionnelle qui, paradoxalement, semble accompagner une ouverture intellectuelle. Une clairvoyance précédant l’abîme, celle d’un pays reniant sa propre identité et se jetant dans les bras du nazisme…
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Le film crépusculaire de Losey, par sa froideur et sa cérébralité, préfigure le cinéma de Haneke - Caché repose d’ailleurs sur un procédé similaire, lesté d’un psychologisme dont Losey a su habilement s’affranchir. Mais il possède également un côté absurde qui ne le rend que plus inquiétant et que l’on retrouvera chez Polanski et son Locataire. Il aurait mérité une reconnaissance moins tardive.