24 heures dans la vie d’une interne sous gros temps Covid-19

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Par temps de Covid-19, la vie des internes n'est pas plus rose que d'habitude et c'est une litote. Une interne nous a fait parvenir cette chronique quotidienne de la vie d'une interne sous gros temps. Un très beau texte que nous partageons avec vous. 

24 heures dans la vie d’une interne sous gros temps Covid-19

Quelle chance elle a, de bon matin, de respirer l’air frais et d’entendre les oiseaux. Elle pédale vite pour rattraper les 5 minutes de sommeil qu’elle s’était accordée la veille en programmant son réveil. Si tu veux soigner les gens correctement il faut être en forme. Sa maman lui avait aussi dit de mettre son masque même sur le vélo parce que le corona flotte dans l’air pendant 3 heures. Au diable le corona. Puis de toute façon il n’y a personne dehors, ils sont tous au lit à l’heure qu’il est encore. Ah non, des policiers là-bas. A leur vue le coeur s’accélère toujours un peu. Ils vont lui faire perdre les quelques minutes de retard qu’elle avait rattrapées à la force de ses mollets. Elle sort sa carte, sa dispense, son autre carte, son autre dispense. On lui parle sans masque elle répond sans masque. C’est bon, permission d’aller là où personne ne veut aller. Ouf. L’ombre du CHU se profile à l’horizon. Combien de coronavirus flottent là-dedans maman ? Y a-t-il beaucoup plus de patients en réanimation depuis la veille ? Elle ne veut pas y penser, accroche son vélo, monte les 6 étages à pied (c’est le seul sport de la journée, puis comme ça elle ne co-respire pas avec d’autres dans l’ascenseur). 

Le hall est lugubre, livide et tout vide. Personne ne veut venir ici. La machine à café doit faire faillite. Elle jette un petit regard de compassion vers la machine. Elle rit. Un homme la croise et la regarde sévèrement, l’air suspicieux. Elle ne rit pas dans son coude. S’il meurt ce sera sa faute. Il ne sait pas que c’est de la faute de la machine à café. Il va prendre un café. Il appuie sur les boutons avec son coude. Il a commandé un potage tomate. Il a du mal viser.

C’est l’heure d’aller réclamer son masque auprès de l’aide-soignante missionnée du service. Elle note son nom sur le papier. Elle le lui remet solennellement, en main-propre, comme ça a été demandé par mail par la cadre qui n’est plus là mais télétravaille parce qu’elle a la santé et les nerfs fragiles. Il n’y en aura qu’un pour toute la journée, tu es prévenue. Il est efficace 4 heures mais garde-le bien jusqu’à ce soir. Et puis ramène-le chez toi pour le passer au sèche-cheveux au cas où demain on n’en ait plus du tout. C’est la consigne. 
C’est un masque qui ne protège pas celui qui le porte, elle le sait. C’est un masque qui protège les patients qu’elle examinera pendant les 4 premières heures de la journée. Elle repense au masque FFP2 que la cadre lui avait donné par erreur au tout début de l’ère Covid19. De ceux-là on ne parle plus. Ils auraient protégé patient et soignant. D’une pierre deux coups. Mais il n’y en a plus et c’est trop cher. Tant pis si les soignants sont tous contaminés à cause de leur travail. Il y aura bien des survivants sur le lot pour continuer à faire tourner l’hôpital. C’est ce qu’on doit penser là-haut.

Allez, elle s’avance toute parée, la journée peut commencer. Quelques minutes de retard seulement. C’est raisonnable. Puis le chef de service n’est pas là pour contrôler héhé. Drôle de dinosaure qui a disparu au début de l’ère Covid19 et qui nous pilote depuis son ordinateur de chez lui, à force de mails et injonctions téléphoniques. Pratique. Puis il se fait vieux après tant d’années de service, il ne faudrait pas trop l’exposer. Peut-être a-t-il un masque FFP2 derrière son écran, on ne sait jamais.

Elle va dans le box que son co-interne lui a attribué à 23h30 la veille sur leur groupe WhatsApp. Il faut faire preuve d’un peu de capacités adaptatives par les temps qui courent. Le planning a changé 7 fois en 5 jours. Entre les internes contact + à qui on avait dit au début de rester chez eux en attendant le résultat du test du contact, les internes covid+ en quatorzaine, les internes symptomatiques en attente d’écouvillonnage… les internes asymptomatiques - contact certain mais inconnu- vont là où on a besoin d’eux. Tant qu’ils ne tombent pas malades pendant leur week-end de garde, les autres ne râleront pas trop pour bosser un peu plus à leur place les jours de semaine. Ils s’estiment heureux de ne pas être encore réquisitionnés et redéployés dans un service qui n’est pas le leur, dont ils ne connaissent pas l’organisation ni les chefs. Elle en prend conscience et elle sourit. L’heure où elle devra s’improviser urgentiste ou réanimatrice n’est pas encore arrivée. Et tant mieux, parce qu’elle est nulle en impro.

Les patients s’enchaînent dans le box de consultation. Ils sont inquiets, elle les rassure. Ils la regardent passer la lingette magique partout comme une petite fée. Elle leur donne les ordonnances et le certificat pour la police quand on vient les chercher en voiture. Elle signe le laissez-passer. On dirait qu'elle sourit, ses yeux se plissent derrière ses lunettes embuées. 
Elle garde son masque même si ça lui tient trop chaud. Oui, elle le sait, ça ne la protège pas. Mais c’est pour le bien des patients. Bon puis les 4 heures d’efficacité sont passées. Mais on ne sait jamais, le masque doit bien être encore un peu plus efficace que rien du tout… quoique des rumeurs disent que c’est pire, que passé ce délai le masque serait dangereux pour celui qui respire ses microbes en concentré. Non, de toute façon, elle le gardera jusqu’au soir. Elle l’a promis à sa maman confinée à l’autre bout de la France avec tout le reste de sa famille. Elle aurait tellement aimé être avec eux, ses parents, ses frères et sœurs, vivre ce temps ensemble. Mais sa place est là. Servir la France. Si on le lui avait dit… qu’un jour elle risquerait sa vie tous les jours pour le bien d’autrui. Elle ne s’en serait pas crue capable. Elle n’en a pas envie. Elle doit le faire. Foutue France, foutue moi, pense-t-elle. 

L’heure du déjeuner est bien avancée. A l’ère du Covid19, l’internat est fermé, on ne s’y retrouve plus comme aux jours d’autrefois, pour décompresser entre internes autour d’un café et babyfoot vite fait. A l’ère du Covid19, les internes mangent la fameuse barquette en plastique de l'hôpital, entre deux murs jaunes et sans fenêtres. Les plus chanceux, qui ont le temps d’aller au self du personnel - où ils sont exceptionnellement admis, à condition d’être stockés dans le coin qui leur est réservé -, gardent leur masque dans la queue. Des croix au sol sont espacées d’un mètre. Chacun sa croix. Sauf aux heures de pointe, au bout de la queue, ils s’agglutinent tous bien serrés dans le couloir puis sur le parking. C’est bien, pas un n’a encore enlevé son masque, ils se protègent mutuellement. C’est beau. Ils sont beaux, tous, derrière leurs masques humides. 

C’est après les caisses que les masques tombent. Et qu’on peut se servir de ketchup sur ses frites avec le pousse-pousse. Un co-interne appuie sur le piston après le secrétaire, l’infirmier, l’ambulancier, le manutentionnaire. Ils se sont tous lavés les mains avant : elle tente par là de calmer son impatience devant tous ces petits sommets d’illogisme, qui alignés dans son cœur font de drôles de montagnes russes.

Elle regarde ses mains abîmées par le gel hydro-alcoolique, tenant son plateau, retient un soupir et suit son co-interne, ses frites et son ketchup. Elle voudrait s’enduire les mains de mayo et courir dans tout le self en hurlant les bras en l’air « hahaha !!! je suis un covid géant !!! hahahahahaha, remettez vos masques qui vous auto-contaminent et puent les frites ! ordre du président ! ». Terreur que cette pensée. Certains ont été hospitalisés sous contrainte pour moins que ça. Elle mange ses frites. Avec les mains. Sans mayo.

Quand elle retourne au 6e étage, cette fois, elle prend l’ascenseur. Le sport c’est pour les privilégiés. Pas pour elle. Puis de toute façon elle a pris des frites, alors on s’en fout. Elle croise la secrétaire qui sort de son bureau. C'est l’heure pour elle de rentrer aider son mari à préparer le bain des petits qu’il garde tout seul comme un grand depuis ce matin. Elle est très fière du masque en tissu qu’elle a confectionné elle-même, et qu’elle lave à 30°C tous les soirs à la demande du CHU pour pallier au manque de masque. Elle ne peut pas m’en faire, elle n’a plus de tissu. Elle n’a pas lu l’étude de 2015 sur Pubmed qui montrait l’absence d’efficacité des masques en tissu. Elle a juste lu ses mails. Elle fait confiance. C’est déjà bien. Elle ferme sa porte à clé et s’éloigne. Sur sa porte un panneau vacille « RESTEZ SUR LE PAS DE LA PORTE ». Et gardez confiance.

La journée de l’interne elle, n’est pas finie, pas du tout. Les internes sont d'une espèce résistante qui vit dans un autre espace temps, qu’on soit dans l’ère Covid19 ou non : les équipes de jour, de soir, de nuit se relayent, l’interne reste. Dépression humide du masque contre sa bouche, elle respire encore, cette petite résistante, et se prépare à voir les patients du soir. Patients du soir bonsoir ! Elle commence à en avoir sacrément marre de ce masque. Elle a chaud. Sa cousine lui a dit « tant que c’est que de ça dont tu te plains, ça va ! ». Mmmh. Mais ça donne des boutons en plus. Bon. Elle pense à son frigo vide et aux courses qu’elle espère faire avant que le SPAR à côté de chez elle ne ferme. Elle pense aux masques des jours derniers qui sèchent sur le radiateur de son studio.C’est pour elle la petite ribambelle de sourires contaminés qui l’accueillera au retour du travail. Jolie petite collection quand même. Et précieuse pour les jours à venir. Elle n’a pas de sèche-cheveux, elle a les cheveux frisés, ça lui fait la tête en pétard sinon. Tant pis, il risque d’y avoir quelques virus survivants. Peut-être même que son radiateur fait incubateur ? On n’est plus à ça près. Puis il y aura au moins quelques survivants. Ça c’est sûr, et c’est déjà ça.

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