Pr Céline Greco : « Enfant violentée par mon père, si je n'avais pas eu ce rêve de devenir médecin, je n'aurais pas survécu. Ne laissons plus les enfants souffrir à la maison ! »

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Cheffe de service de médecine de la douleur et palliative à l’hôpital Necker-Enfants malades, la Pr Céline Greco est aussi membre du Conseil National de la Protection de l’Enfance (CNPE). Pas de hasard, cette thématique la concerne directement, puisqu'elle a été victime de violences intra-familiales dès l’âge de quatre ans. 

Pour What’s up Doc, elle raconte une enfance plongée dans l’horreur, mais aussi son rêve de médecine, une bouée à laquelle elle s’est accrochée pour survivre, sans oublier son action actuelle envers les enfants victimes de violences. Rencontre.

Pr Céline Greco : « Enfant violentée par mon père, si je n'avais pas eu ce rêve de devenir médecin, je n'aurais pas survécu. Ne laissons plus les enfants souffrir à la maison ! »

Céline Greco © DR

Céline Greco a été victime de violences de la part de son père dès l'âge de quatre ans et pendant plus d'une dizaine d'années. Il a fallu attendre son entrée au lycée pour q'elle soit enfin repérée par une infirmière scolaire et sortie de ce calvaire.

Elle consacre désormais sa vie, en plus de son activité à l’hôpital Necker, à la protection de l’enfance. Consultante pour la loi de 2016, elle a aussi fondé l’association IM’PACTES qui prend en charge médicalement et socialement les jeunes victimes de violences. Elle projette enfin de créer le premier centre en France d’appui à l’enfance, pour apporter une réponse d’ampleur à tous les enfants, qui comme elle, ont vécu l’enfer à la maison.

 

What’s up Doc : Vous avez subi des violences depuis votre plus jeune âge de la part de votre père, comment se sont-elles manifestées ?

Pr Céline Greco : Au motif de jouer au piano à la perfection, mon père a mis progressivement en place tout un système de punitions physiques et psychologiques, qui se sont aggravées au fil du temps. Coups de ceinture, coups de savate, coups de poing, des privations de sommeil, privations de nourriture, enfermements dans la cave… Ça a été mon quotidien de mes 4 ans à mes 14 ans ! Je subissais beaucoup d’humiliations également. Quand il estimait que je n'avais pas bien travaillé, il me rasait la tête, ou m'obligeait à aller à l'école avec le même jogging, trop petit pour moi, pendant trois semaines consécutives. 

 

Lorsqu’on est tout jeune enfant victime de maltraitance, on se rend compte de ce que l’on vit ? 

 CG : Je peux vous assurer que les premiers coups de ceinture, un peu avant 4 ans, je m’en souviens, c’est hyper clair dans ma tête ! On était en Suisse à cette époque, il était midi et je jouais au piano déjà depuis 4 heures d’affilée (!). Il m’a dit « à partir de maintenant, si tu fais trois fautes, tu auras trois coups de ceinture », et il a pris un post-it et un crayon. J'ai recommencé à jouer et j'ai entendu une première fois le bruit du crayon à papier sur le papier, ce qui m’a fait paniquer et perdre mes moyens. J’ai donc pris mes premiers coups de ceinture. Comme il était l’heure de manger, j’ai également été privée de repas pour la première fois. La première privation d'une longue série.

"Si j'avais dû subir le confinement, je me serais jetée par la fenêtre. La médecine a été mon étoile du berger"

Et votre mère, elle ne réagissait pas à ces violences ? 

 CG : Elle a essayé de nous aider comme elle a pu, ma sœur et moi, mais elle était sous emprise psychologique et financière, ce qui explique qu’elle n’a pas quitté la maison ou fait de signalement. Si c’est quelque chose que je peux comprendre aujourd’hui en tant qu’adulte, il y a quand même une petite partie de moi qui lui en veut de ne pas nous avoir sorties de là. Car je pense que si on avait vécu toutes les trois sous un pont, on aurait quand même été plus heureuses.

 

 Au milieu de cet environnement de violences, vous considérez l’école comme un refuge ? 

 CG : L’école m'a sauvé la vie, c’est clair… Quand mon père m’autorisait à y aller. Si j'avais dû subir le confinement, je me serais jetée par la fenêtre. J'ai d’ailleurs eu tellement de peine au moment du confinement pour tous les enfants comme moi qui n’avaient plus l'école comme bouffée d'oxygène. Si j'avais pu aller à l'école le samedi, le dimanche, les jours fériés, pendant les vacances scolaires… j’aurais été plus heureuse. 

 

"À l'école, j’ai essayé de semer des petits cailloux. Mais comme j'étais d'un milieu favorisé, ces petits cailloux n'ont pas été repérés…"

 

Pourtant, à l’école, vous ne parlez à personne de ce que vous subissez… 

 CG : En primaire, je pensais que c’était pareil dans toutes les familles. C’est pour cela que je pense qu’il devrait y avoir plus de prévention dans les écoles pour expliquer aux enfants ce qu’est la bientraitance. C’est au collège que j’ai pris conscience que ce que je vivais n’était pas normal, j'avais clairement pas du tout la même vie que mes camarades. Pour autant, je n’ai pas parlé clairement, car j'avais hyper peur de causer du tort à ma famille. J’ai essayé de semer des petits cailloux, mais comme j'étais d'un milieu favorisé, ces petits cailloux n'ont pas été repérés… J’étais souvent absente, j’avais toujours mal au ventre quand approchait la fin de la journée, et j’étais toujours la dernière à sortir de classe. 

Je pensais que quelqu’un allait finir par s’en rendre compte, sans que cela vienne de moi. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à mon entrée en seconde : c’est le fait que je pesais trente kilos qui a alerté l’infirmière scolaire… et qui a abouti à mon placement en foyer.

 

« Comme j’étais d’un milieu favorisé …» : on a encore le cliché que les violences envers les enfants se limitent aux milieux sociaux défavorisés ?

 CG : La société le pense sincèrement ! De la même manière qu’elle a pensé pendant longtemps que les violences envers les femmes ont lieu exclusivement dans les milieux défavorisés. Les gens s'imaginent que  la violence dans les milieux défavorisés, c’est la pauvreté et l’alcoolisme ; et que dans les milieux favorisés, c'est de l’exigence.  

D’ailleurs, cela me fait de la peine car on réduit parfois mon histoire à : « son père voulait qu'elle joue bien du piano ». D’accord, mais en quoi cela justifie les coups de ceintures, les privations de nourritures, les violences sexuelles ? Si ça n’avait pas été le piano, ça aurait été autre chose. Cette manière de raisonner par l’exigence et l’éducation « à la dure », est dangereuse parce qu’elle minimise complètement les violences commises sur les enfants dans les milieux favorisés.  

 

Depuis petite, vous vous accrochez à votre rêve de devenir médecin, c’est ce qui vous a permis de tenir ? 

 CG : C'est exactement ce qui m'a tenue ! L’idée de faire médecine est née en maternelle, et a été mon étoile du berger tout au long de ma scolarité. Et j’ai continué à m'y accrocher quand j'ai été placée en foyer. En terminale, j'étais située à deux départements de mon lycée. Je me levais à 4h30 le matin pour arriver au lycée à 8 heures. C’est parce que je voulais faire médecine que je n'ai rien lâché.

"Pendant le confinement, Brigitte Macron m'a appelé pour rendre visite aux enfants en soins palliatifs. Je lui ai répondu que la priorité actuellement, c'était plutôt le repérage des enfants victimes de violences"

La médecine de la douleur particulièrement ? 

 CG : Pas du tout ! Au début, je voulais faire de la cancérologie. Quand j’étais externe, je me suis occupé d'un secteur de soins palliatifs, je me suis rendu compte que la prise en charge de la douleur requérait beaucoup de travail. C'est à ce moment-là que j'ai bifurqué. En tout cas, je n'ai jamais voulu que ma médecine répare quelque chose, donc je ne me voyais pas pédiatre ou pédopsychiatre… J’avais plutôt envie d’allier exercice clinique et recherche, et la médecine de la douleur me l’a permis.

 

Comment êtes-vous êtes passée d’ancienne enfant victime de violences au Conseil National de Protection de l’Enfance (CNPE) ? 

 CG : Je me suis vite rendu compte que si je n'étais pas médiatisée, je ne pourrais jamais bouger les choses. J’ai donc publié en 2013 La Démesure, mon livre témoignage, dans le but précis de commencer à m'engager dans la protection de l'enfance. Et ça a marché : j’ai pu rencontrer Laurence Rossignol, ministre de la Famille et de l'Enfance de l’époque, et de travailler avec elle à l'élaboration de la loi de 2016, qui a réformé la protection de l'enfance. Ça m'a permis d'être nommée aussi au CNPE et de lancer ma « carrière » dans ce domaine. 

 

C’est comme ça que vous créez l’association IM’PACTES ? 

 CG : En fait, au moment du Covid, j’ai pris la tête du service de médecine palliative de l’hôpital Necker. Un jour, en pleine consultation, mon téléphone sonne et affiche « présidence de la République ». C'était Brigitte Macron qui voulait savoir comment elle pouvait rendre visite aux enfants en soins palliatifs avec les restrictions Covid. Je lui ai répondu que l’urgence actuellement, c’était le repérage des enfants victimes de violences. Et je lui ai parlé du projet que j'avais de monter des équipes mobiles hospitalières référentes en protection de l'enfance, ce qui manquait dans les hôpitaux pédiatriques.

C’est comme ça que la Fondation des hôpitaux a financé les sept premières équipes mobiles référentes en protection de l'enfance, qui ont ensuite été pérennisées en UAPED (unité d’accueil pédiatrique pour les enfants en danger) et en EPRED (équipe pédiatrique régionale référente pour les enfants en danger). Je me suis dit « c'est incroyable, ça veut dire que du mécénat peut orienter une politique publique ! ». C’est donc pour cela que j'ai monté IM’PACTES en 2022, avec un volet santé et un volet scolarité, culture et insertion professionnelle, qui a déjà pris en charge 2 000 jeunes à travers l’Ile-de-France. 

L’objectif maintenant, c'est de créer le premier centre d'appui à l'enfance en France, où les enfants victimes de violences seraient pris en charge à la manière de ce qui se fait au Canada, en Allemagne ou en Californie. Il devrait voir le jour en 2025.

"Il faut absolument que les enfants qui entrent dans l’ASE aient systématiquement un bilan de santé, ainsi qu’un suivi à la hauteur de leurs séquelles. De manière à ce qu'ils ne perdent plus 20 ans d'espérance de vie !"

Où en est-on sur la maltraitance des enfants en France actuellement ? 

 CG : Les enfants qui sont victimes de violences et de négligences graves risquent de perdre 20 ans d'espérance de vie ! On le sait depuis une étude américaine de 1998 ! On sait aussi que ces enfants ont deux à trois fois plus de risques d’attraper des maladies cardio-vasculaires, auto-immunes, respiratoires et des cancers.

Et pourtant, il n'y a que 30% des enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui ont un bilan de santé à l'admission dans le dispositif, alors que c'est obligatoire depuis la loi 2016, et que ça a été renforcé par la loi 2022 ! Et le pire, c’est que sur ces 30%, seulement 10% ont un suivi de leur santé, c’est absolument dramatique ! Il faut absolument que l’on change la donne et que les enfants qui entrent dans l’ASE aient systématiquement un bilan de santé, ainsi qu’un suivi à la hauteur de leurs séquelles, pour qu'ils ne perdent plus 20 ans d'espérance de vie ! 

 https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/les-maltraitances-de-lenfance-laissent-des-cicatrices-dans-ladn

D’ailleurs, le budget de la sécu est sur le point d’être discuté au gouvernement (dès qu’il sera constitué). Vous proposez également des pistes d’économies sur cette question… 

CG : C’est dommage d’en venir à l’économie parce qu’on parle d’un véritable drame humain, mais effectivement, de ce point de vue , il y a aussi des conséquences majeures. Comme je l’ai déjà dit à l’Assemblée nationale, les conséquences des violences subies durant l’enfance, c’est 18 milliards d’euros par an en France. C’est bien plus que le coût de la dépendance des personnes âgées ! Donc mettons en place des forfaits de soin pour les enfants de l’ASE, et je promets aux décideurs que l’on fera de belles économies !

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