Les errements d'Hippocrate

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Ciné week-end : Les quatre soeurs - Le serment d'Hippocrate, de C. Lanzmann (sortie le 4 juillet 2018)

Les errements d'Hippocrate

Des quatre portraits de femmes rescapées de la Shoah que Claude Lanzmann avait mis de côté au moment du montage de son film-fleuve, celui de Ruth Elias nous concerne plus personnellement. Il donne à voir, de façon atrocement fulgurante, à quel point la fonction médicale expose au pire comme au meilleur. Un témoignage bouleversant et indispensable...

Claude Lanzmann vient de nous quitter. Sa perte est à la hauteur de son legs : immense. En témoigne ce documentaire ressurgi des rushes de l'oeuvre qui l'a fait connaître, Shoah,et dont la sortie sur les écrans coïncide avec sa disparition. Écouter et regarder ces Quatre Soeurs, survivantes de la tragédie - ou plutôt "revenantes", terme que Lanzmann préférait employer comme pour souligner que la vie après cela ne pouvait plus être vraiment la vie - nous montre à quel point il est vital de ne pas oublier. Et que laisser la parole, toute la parole, aux victimes reste le moyen le plus simple, le plus radical et le plus efficace pour permettre cela. Voilà ce en quoi l'apport de Lanzmann est essentiel.

Médecins, il nous faut voir la première partie de ce documentaire, mystérieusement nommée Le Serment d'Hippocrate. C'est la plus longue, et du coup la plus insoutenable. Ce que Ruth Elias, enceinte à Auschwitz, raconte sans s'interrompre, hormis pour prendre son accordéon et faire revivre le cortège de souffrances mais aussi d'espoir acharné qui l'a accompagné pendant cette époque, est tout bonnement hallucinant. C'est-à-dire hors du champ de l'entendable, du concevable. Et pourtant, dès les premiers instants où Lanzmann lui laisse la parole, nous l'écoutons sans discontinuer, nous sommes avec elle, dans cette lente et inexorable pérégrination vers les enfers de l'âme humaine. Plus nous ressentons, plus nous renonçons à nous figurer. La déflagration, l'essorage émotionnel aussi, ne viendront que plus tard.

Ruth Elias a connu tous les aspects de la barbarie nazie : l'invasion de la Hongrie, la mise au ban brutale des Juifs, le ghetto de Terezin, Auschwitz.... Elle en est revenue par une chance autant incroyable que son envie forcenée de rester en vie . Elle maîtrise son récit d'une façon parfois déconcertante, comme si depuis tout ce temps elle n'attendait qu'une oreille disponible pour pouvoir être entendue. Et ce qu'elle dit de nous, médecins, de ce pouvoir qui nous est donné et que nous sommes capables d'utiliser de la pire des façons, est probablement le moment le plus saisissant de son témoignage. En nous confrontant à la figure démoniaque du médecin d'Auschwitz Josef Mengele, rôdant autour d'elle comme un prédateur sans merci, elle nous rappelle à une conscience bien plus que professionnelle. Le souvenir de terreur qu'elle garde de lui mêlé à la force avec laquelle elle en parle illustre de façon admirable le chemin qu'elle a parcouru pour revenir à la vie. C'est aussi un médecin qui sauvera Ruth d'une mort programmée et certaine. Le pire et le meilleur...

La toute fin du récit évoque la suite, la possibilité d'une reconstruction mais aussi les terreurs indépassables - notamment au moment des accouchements ultérieurs. Et nous permet également d'appréhender en quoi l'attachement des Israéliens à leur pays est immarcescible, dépassant un "classique" nationalisme...

Source:

Guillaume de la Chapelle

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