Tonalgie

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Critique de "Tar", de Todd Field (sortie le 25 janvier 2023). L'environnement et l'univers mental d'une cheffe d'orchestre géniale et hautement narcissique se craquèlent progressivement alors que son enregistrement de la 5e symphonie de Mahler et son autobiographie doivent sortir prochainement.

Tonalgie

Cate Blanchett est impressionnante d'engagement dans ce portrait complexe et - peut-être un peu trop - sophistiqué d’une femme qui voit le tempo lui échapper. 

Dans l'une des seules séquences médicales de ce film empreint d'une froideur toute clinique, à laquelle on ajoutera un moment de déréliction halluciné et hanekien jusqu'à l'ironie, il est diagnostiqué à la cheffe d'orchestre Lydia Tar une notalgie paresthésique, sensation douloureuse d'étiologie incertaine, en lien probable avec des dérangements intervertébraux mineurs. Et les dérangements, on peut dire que cette femme, impressionnante de charisme et de rigidité dans sa vie et d'ouverture sensorielle dans son art, les accumule en un temps record. Pendant une longue première partie, brillamment bavarde jusqu'au vertige, elle ne se rend pas forcément compte de ce qui se trame autour d'elle, et le spectateur ne le perçoit que partiellement, dans un dispositif habile rappelant furieusement, et une fois de plus, Michael Haneke. Pas tant la Pianiste, dont le seul point commun est l'univers de la musique (et encore...), que Caché, dont le réalisateur épouse les thèmes et la mécanique dans un mimétisme d'autant plus troublant que probablement inconscient. Mais là où Haneke était précurseur, jusque dans un wokisme qu'il pressentait et que son film préfigurait, Todd Field a un peu trop tendance à recycler l'actualité - cancel culture, séparer l’œuvre de l’artiste etc etc - certes avec une rouerie impressionnante, son film renvoyant dos-à-dos, et à leurs propres contradictions, les deux générations dont il prend plaisir à orchestrer la lutte impitoyable et à exposer les turpitudes et l’hypocrisie. 

L'originalité du film tient dans le fait que Lydia Tar ne réalise pas de l'extérieur tout ce qui est en train de se dérégler, à force de contrôle et de manipulations tous azimuts, tant son narcissisme - plus que son génie - l'empêche de se connecter à l'Autre. C'est bien en elle-même, dans un processus quasiment hallucinatoire, qu'elle ressent l'étrangeté, et c'est par la même sensorialité qui l'a faite naître à la musique qu'elle va se laisser envahir. Ce n'est que très tardivement, et finalement assez sottement, qu'elle réalise les enjeux à l'oeuvre dans sa perte. Cet enfermement mental, qui préexistait manifestement avant même l'éclosion délirante, permet au personnage d'échapper à la caricature et au portrait psychique trop évident d'une classique paranoïa. En cela, le film impressionne. Cate Blanchett y est pour beaucoup, même si son engagement est plus prodigieux que son jeu, dont la multiplicité de la palette prévaut sur la subtilité.  

D'où vient que le film déçoit quelque peu? Indubitablement par sa longueur, clairement injustifiée, dont le but de nous noyer est un peu trop réussi. Il en est de même pour son maniérisme, les cadrages d'une précision géométrique et les plans-séquence d'une virtuosité impressionnante confinant un peu trop à l'épate. Haneke, très bien, Kubrick également, mais au final le film se prend tellement au jeu de sa propre sophistication qu'il en oublie ce qu'il veut nous dire, ou tout du moins l'enrobe-t-il d’une superposition de grilles de lecture élitistes. Sans révéler la fin, l'on peut dire qu'elle opère un retournement dont l'habileté et la dimension morale, voire moralisatrice, obèrent l'inquiétante étrangeté qui précédait. La coquille scénaristique est ainsi vide d'une substance qui n'a eu de cesse de nous être survendue durant tout le film. Et là où Haneke savait faire appel à l'intelligence du spectateur bien au-delà de la séquence finale, Field coche à sa place toutes les cases de son film QCM. La haute volée ne résiste pas assez à l'atterrissage...

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