Que restera-t-il lorsque la maladie aura disparu ?

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La médecine d'aujourd'hui au filtre de l'anticipation

Que restera-t-il lorsque la maladie aura disparu ?

Tous les mois, dans le quadrilatère Saint-Louis, l’Espace éthique se réunit pour interroger le futur de la santé. Avec une méthode originale : s’appuyer sur la fiction pour penser la médecine. Dernier thème en date : la médecine sans maladie.

 

C’est par un récit que débute la séance du séminaire de l’Espace éthique dédiée à « la médecine sans maladie ». En 2065, la santé repose sur un triple mantra : prévenir plutôt que guérir, maîtriser son mode de vie de façon personnalisée, assumer ses responsabilités de santé. L’assurance maladie, devenue assurance anomalie, y veille. Big Brother is watching over you.

Charline, jeune communicante en santé, va mal. Rien de concret : des tremblements, des maux de tête, un mal-être. Diagnostic de son IA préventive : il fallait suivre les préconisations. Car en 2065, la médecine préventive est devenue si efficace que la maladie ne peut être qu’un défaut de comportement. Isolée, démunie, Charline ne trouvera qu’une seule issue à son problème : « se débrancher »...

Bien-portant, tu seras

Pour Laurent Denizeau, anthopologue du corps à l’Institut catholique de Lyon, cette dystopie écrite a les accents de la vérité. « C’est l’avènement de la médecine préventive, qui devient une médecine omnisciente et s’insinue dans tous les recoins de la vie : nourriture, médicaments, activités… » Un contrôle total du corps vers lequel la société s’achemine sans trop se poser de questions.

« Cet avenir sans maladie nous semble impitoyable : c’est que, quelque part, se dissout le sujet », considère le jeune chercheur. Car sans maladie, plus de relation de soin. Or le soin ne vise pas qu’à éradiquer la souffrance mais à bâtir du lien – c’est toute la leçon de la philosophie du care. Le soin fait société, et son absence fait problème.

De là à préconiser un rejet du progrès médical ? Surtout pas, précise Laurent Denizeau, qui se défend de toute tentation rétrograde. « Il ne faut pas tomber dans l’apologie de la maladie ou de l’épreuve », estime l’anthropologue, qui a beaucoup travaillé sur les consultations douleur. « On a beaucoup de chance que notre médecine soit efficace ».

La maladie, ce scandale ordinaire

Reste un paradoxe : plus la médecine progresse, plus le corps devient normé. « La santé est vue comme la marche normale du vivant », au point que la maladie finit par apparaître comme une anomalie, voire une injustice. D’où la réaction classique à l’annonce de la maladie grave : « Pourquoi moi ? ».

Vaine question. Car la vulnérabilité est au cœur de l’existence, estime Laurent Denizeau, citant Canguilhem. « L’homme est ouvert à la maladie par sa simple présence au monde », écrivait le médecin-philosophe dans ses Cahiers de la médecine.

Et l’anthropologue de conclure sur une citation de Francis Scott Fitzgerald. « On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. » Un paradoxe au cœur de la médecine.

Source:

Yvan Pandelé

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