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Derrière l’œil rouge et larmoyant, il n’y a pas toujours qu’un virus qui traîne : parfois, c’est une IST qui frappe à la porte de la cornée. Le chirurgien ophtalmologue et fondateur du groupe Ophtalmologie Paris Est, le Dr Romain Nicolau, nous raconte comment une conjonctivite « banale » a finalement révélé une infection sexuellement transmissible. Ce cas illustre la nécessité de communiquer sur l’œil comme muqueuse, à la fois porte d’entrée et révélateur silencieux de certaines IST, avec des conséquences potentiellement sévères en l’absence de diagnostic rapide.
What’s Up Doc : les manifestations oculaires des IST sont-elles fréquentes et reconnues par les soignants ?
Dr Romain Nicolau : Ce sont des cas assez rares, on ne voit pas souvent en ophtalmologie les infections sexuellement transmissibles avec découverte oculaire. En revanche, pour certaines atteintes, le diagnostic et la prise en charge sont bien balisées : dès qu’on a une uvéite, on fait systématiquement un bilan VIH et syphilis. Quand on voit au fond d’œil des petites taches blanches, des anomalies un peu atypiques, on pense à une neurosyphilis ou à une atteinte liée au VIH, et on prescrit un bilan infectieux avec prise de sang. Pour ces manifestations, tous les ophtalmos l’ont appris pendant leurs études, c’est devenu un réflexe.
Là où cela est plus complexe, c’est pour les conjonctivites liées à la chlamydia ou au gonocoque. C’est moins fréquent, et on n’y pense pas forcément d’emblée.
Quel est ce cas clinique qui a déclenché votre intérêt pour ce sujet ?
RN. : Au départ, tout ressemblait à une conjonctivite virale classique : œil rouge, un peu douloureux, une situation très habituelle pour nous. Mais cette conjonctivite ne guérissait pas. Malgré les lavages, les antiseptiques, même la cortisone, rien ne fonctionnait. On était sur quelque chose de chronique, qui traînait. C’est alors qu’on a décidé de faire un prélèvement au niveau de la conjonctive avec un écouvillon, d’envoyer au laboratoire, et le diagnostic est tombé : c’était une conjonctivite à chlamydia. Dans ce cas-là, le traitement par voie orale ne suffit pas, parce que les médicaments pénètrent mal dans l’œil : il faudrait multiplier les doses par 100, ce qui serait toxique pour le reste du corps. Il faut donc un traitement local par collyre, avec de l’azithromycine pendant quelques jours.
Comment la chlamydia et le gonocoque arrivent-ils dans l’œil, et à quoi ressemblent-ils en pratique ?
RN. : Pour la chlamydia, le mécanisme est simple : les organes génitaux externes sont touchés, il y a des sécrétions, et la personne se frotte l’œil. Cliniquement, cela donne un œil rouge, douloureux, mais sans baisse de vision.
Le gonocoque, c’est complètement différent. Au niveau génital ce sont des sécrétions purulentes au niveau du gland, un tableau très bruyant et très désagréable, que les patients repèrent tout de suite. Lorsque l’infection touche l’œil alors il devient rouge, très douloureux, avec beaucoup de sécrétions purulentes et une baisse d’acuité visuelle. Dans ce cas, c’est une urgence : le tableau clinique peut dégénérer en 24 à 48 heures, aller jusqu’à des abcès gravissimes et à la perforation de la cornée.
Une fois que l’infection est diagnostiquée et bien traitée, il n’y a pas de baisse de vision qui réapparaît six mois plus tard à cause de cet épisode. Les conséquences visuelles à long terme sont surtout liées aux prises en charge tardives, quand il y a eu des complications, notamment pour le gonocoque.
Les patients pensent-ils à vous prévenir lorsqu’ils ont ou ont eu une IST ?
RN. : En tant qu’ophtalmo, on adapte le discours au cas par cas. On ne va pas demander systématiquement à tous les patients avec une conjonctivite de raconter leur vie sexuelle. Mais chez quelqu’un qui revient plusieurs fois avec le même problème, ou avec un tableau très typique de gonocoque, on va pousser l’interrogatoire. C’est souvent là qu’on découvre des éléments de vie personnelle qui nous orientent.
On voit deux profils de patients. Soit la personne savait déjà qu’elle avait une chlamydia génitale et elle se l’est inoculée dans l’œil par le toucher. Soit la personne n’est pas au courant qu’elle est infectée. La chlamydia peut passer inaperçue, notamment chez l’homme, sans brûlures, sans dysurie, sans sécrétions au niveau génital. Le patient ne se doutait de rien, et la seule manifestation visible, c’est cette conjonctivite qui ne guérit pas. Pendant ce temps, il reste porteur et peut infecter son ou sa partenaire.
« Auto-inoculation : ce qu’il faut dire aux patients avec une IST »
Vous insistez sur l’auto-inoculation. Quelles consignes concrètes donner aux patients ?
RN. : La transmission se fait vraiment par inoculation directe des sécrétions : des organes génitaux vers les yeux par les mains. Pour la chlamydia comme pour le gonocoque, ce sont les sécrétions génitales qui se retrouvent sur les doigts, puis dans l’œil. Ce n’est pas une transmission aérienne, ce n’est pas non plus transmis par la toux, ce ne sont pas non plus les larmes qui vont contaminer l’entourage.
On sait aussi qu’on se touche soi-même le visage tout le temps. On l’a bien vu pendant la crise du Covid. Donc, quand on a une IST, les messages de prévention sont simples :
- Bien se laver les mains,
- Eviter de se frotter le visage, surtout les yeux,
- Respecter les consignes d’hygiène pendant et après le traitement,
- Et informer les partenaires.
Si ces cas restent rares, quel est l’intérêt d’en parler ?
RN. : Parce que l’œil peut être le premier témoin d’une IST. Dans certains cas, la conjonctivite est la seule manifestation, et sans diagnostic, l’infection continue de circuler au sein du couple ou chez les partenaires. Et puis, dès qu’on a une conjonctivite qui ne rentre pas dans les cases, qui résiste aux traitements habituels, qui revient, il faut qu’on garde cette possibilité en tête.
Enfin, il y a un enjeu d’information : pour le gonocoque, les atteints connaissent la « chaude pisse », mais pas forcément la « chaude pisse de l’œil ».
- Un article écrit sous la supervision de notre Conseillère médicale de la rédaction, Dr Cyrielle Rambaud.