Partage des soins : de nouvelles règles du jeu, mais doucement...

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Condition indispensable à l'adaptation du système de santé, la délégation d'actes et d'activités s'est assouplie. Demeure-t-elle anecdotique et limitée ? Quels sont les freins corporatistes et techniques qui peuvent persister ? 

Partage des soins : de nouvelles règles du jeu, mais doucement...

Les protocoles formalisés de coopération, nés en 2009, ont connu un certain engouement des professionnels et, notamment à l’hôpital, ont permis de rendre visibles mais aussi de réglementer des pratiques jusque-là implicites, souligne Brigitte Feuillebois, conseillère-experte pour les professions paramédicales à la direction générale de l'Offre de soins (DGOS) : « La grande proximité, entre médecins et infirmiers en particulier, permet naturellement de collaborer. Certains glissements de tâches existent entre le travail prescrit et le travail réel. »

 

Les débuts de l’article 51

Pendant un peu plus d’une décennie, les protocoles, engagés à l’initiative d’une équipe soignante à l’hôpital ou en ville, étaient validés par la HAS, dans une lourdeur administrative décourageante. Cependant certains ont rencontré le succès, dans les contextes de déficits médicaux majeurs : coopération entre orthoptistes et ophtalmologues ou entre radiologues et manipulateurs radio. 

Cela a aussi été le cas du protocole Asalée (Action de SAnté Libérale En Equipe) créé en 2004, porté par une association type loi de 1901, qui autorise des actes dérogatoires médecin/infirmière (automesures tensionnelles, spirométrie, ECG chez les patients atteints de diabète ou d’HTA, tests mnésiques…) dans le suivi de patients chroniques : « Un bon exemple de collaboration dans le respect du rôle de chaque professionnel pour le bien-être des malades », apprécie Jacques Battistoni, président de MG France, qui estime que « le travail en collaboration pose la question de la décision médicale et de la responsabilité ». Il affirme que le médecin traitant « doit conserver de manière nette et claire la responsabilité de la prise en charge » et observe avec méfiance « la volonté d’affranchissement du travail en équipe exprimée par certaines revendications syndicales. Je pense aux kinésithérapeutes qui souhaitent soigner directement un patient présentant un traumatisme de la cheville ou bien une lombalgie, mais dont on connaît par ailleurs les délais d’attente incompatibles avec l’état de certains patients. »

Le succès d’Asalée peut s’expliquer par la politique de soutien qui a accompagné son déploiement1, contrairement à celui des infirmier(e)s en pratique avancée (IPA – lire aussi pages 26-27) : « Lorsqu’un médecin travaille avec une Asalée, qui a des dérogations bien inférieures à une IPA et rend un service bien moindre, il touche 3 000 €/an au titre de la concertation, explique Michel Varroud-Vial, conseiller médical des coopérations inter-professionnelles à la DGOS. Aucune mesure de ce type ne permet à un médecin de s’engager avec une IPA et au contraire, le modèle économique en dissuade les plus ouverts à la culture pluriprofessionnelle. Une politique d’amorçage assortie de moyens financiers est indispensable et peu doûteuse au regard des effectifs »2.

 

Une volonté de simplification

En juillet 2019, la loi de modernisation du système de santé crée le Comité national des coopérations interprofessionnelles3 qui opère désormais un pilotage centralisé. Il développe chaque année 4 à 6 protocoles nationaux répondant à des enjeux de santé publique et d’autre part, des protocoles locaux. Cette formule plus souple, à la maquette allégée par rapport aux documents précédents comportant parfois 22 annexes, permet par exemple à des sages-femmes de bénéficier d’une délégation pour le traitement de chlamydia, avec une simple déclaration à l’ARS. 

Au total 35 protocoles nationaux sont autorisés, parmi lesquels une dizaine véritablement utilisés4. Ils comportent souvent 6 à 7 délégations de tâches, c’est le cas dans 3 protocoles en cours de finalisation : VAD par les infirmiers de patients âgés ou handicapés (adaptation des diurétiques à l’insuffisance cardiaque, AVK, traitements de régulation du transit et antifongiques locaux, prévention et traitement initial de la déshydratation…) ; prise en charge par l’infirmier d’accueil aux urgences (cystites, entorses bégnines, lombalgies…) ; bilan de santé à l’école par les puéricultrices… « Ces délégations ne sont pas nominatives mais impliquent une équipe, détaille Michel Varroud-Vial, et un protocole-socle peut nourrir des protocoles locaux. » Une équipe peut donc utiliser certaines délégations et pas d’autres. Outre ceux précédemment cités, la DGOS mentionne l’adhésion importante des services de diabétologie à des protocoles de suivi des diabétiques par des infirmières ; un succès d’estime pour la prescription et la réalisation de vaccination par les infirmiers dans les services de maladies infectieuses ainsi qu’en consultations médecine du voyage ; et une série d’actes techniques délégués : pose de voie veineuse centrale, prélèvement de peau ou de tissus sur personnes décédées pour les greffes…

 

Quels freins ?

Tout en tenant compte de ces succès relatifs, en ville, le passage d’un regroupement monoprofessionnel – désormais privilégié – à la coordination pluriprofessionnelle ne s’est pas produit. Si 15 % des médecins exercent en maisons ou centres de santé, seuls une minorité pratiquent la coopération pluriprofessionnelle : « Certaines MSP reproduisent un système de mandarinat, refusent la collaboration avec les IPA et ne se caractérisent pas par leur modernité, pointe Dominique Dépinoy, médecin généraliste dont le cabinet Acsantis accompagne les organisations de soins. Ce n’est pas le cas d’Ipso Santé5 qui fait vraiment travailler les professionnels en synergie. » Le consultant donne comme axes d’évolution le développement des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), la convergence des statuts des maisons de santé et la réforme du modèle libéral : « Afin de donner leur chance à des entrepreneurs libéraux qui créent des maisons de santé, salarient des médecins, font travailler des IPA, musclent le trinôme essentiel médecin-infirmière-pharmacien, s’emparent du numérique notamment pour développer les protocoles pluriprofessionnels. URPS et syndicats sont en retard sur ces revendications. »

« Le Code de la santé publique a segmenté les professions de santé dans des champs précis avec peu de marge à la collaboration et à la délégation, estime Brigitte Feuillebois.
La crise a mis en lumière la nécessité de redéfinir stratégiquement la place de chacun selon les compétences et les besoins identifiés. Pourquoi, l’urgence passée, ne pas inscrire les compétences des paramédicaux, utilisées mais non valorisées, dans nos métiers-socles ? » Car la valorisation est bien au cœur du processus d’acceptabilité de la mutation des modes d’organisation de soins. « Nous aimerions développer, dans les mois qui viennent, la possibilité pour un pharmacien, une infirmière, un kinésithérapeute de valoriser, à titre professionnel, son adhésion à un protocole de coopération qu’il met en pratique et qui comporte, en outre, une formation associée6 », pose Michel Varroud-Vial qui rappelle le montant de la prime de 100 €/mois (brut), octroyée seulement aux délégués à l’hôpital au titre de leur adhésion au protocole (non cumulable avec d’autres adhésions). 

Source:

1 Elles n’étaient cependant que 700 dans toute la France en 2019.

2 En 2021, on compte 1 372 IPA diplômés en France, l’objectif est de 5 000 en 2024.

3 Composé de toutes les directions du ministère de la Santé, ainsi que de la Cnam, de la HAS, de l’ARS et associant à ses travaux les représentants des conseils nationaux professionnels. Le secrétariat est assuré par la DGOS et la DSS (Direction de la Sécurité sociale).

4 Voir la liste complète

5 Voir notre article Invasion de généralistes modèles.

6 Les formations peuvent atteindre 60 à 80 heures, autre frein dissuasif ; la volonté actuelle est de les raccourcir.

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