La découverte posthume du cinéma singulier, à la fois acide et poétique, de Sophie Fillières a valeur de trésor. Et donne envie de se plonger dans son oeuvre.
Il ya quelque chose de paradoxalement très pur, de très aérien, dans la noirceur de l'ultime film de Sophie Fillières. Rarement la dépression a été abordée de façon si originale, à la fois déroutante et profondément juste. Dans un triple mouvement miraculeusement équilibré alliant la finesse de son écriture, les trouvailles de mise en scène et la précision de jeu d'Agnès Jaoui, magnifique double de l'autrice, le film aborde la thématique de l'incomplétude, de la double désadaptation que peut engendrer une avancée dans l'âge, une sensation de devenir étranger au monde qui nous entoure mais aussi à soi-même, menant aux confins de la symptomatologie dépressive. Ainsi, face à la fatigue, à la désillusion, à l'absurde même de l'existence, la poésie intrinsèque de Barberie, jusqu'ici moteur et porteur de sa pulsion de vie, rempart face à un réel constamment mis à distance, se fissure peu à peu, jusqu'au délire. Les mots jadis enjoliveurs et réparateurs perdent de leur sens, le langage n'est plus jeu mais désorganisation et confusion, une paroi glissante à laquelle elle ne peut plus se raccrocher. Sans rien céder à sa geste artistique, Fillières fait preuve d'une finesse clinique stupéfiante.
« Ce qui rend ce film si estimable, c'est cette démarche qui consiste à nous faire accéder, par des procédés constamment modestes, de l'ordre de la chronique d'événements anodins voire insignifiants, à une richesse et une profondeur insoupçonnées »
Mais il y a plus que cela dans ce film probablement testamentaire. Ce qui le rend si estimable, c'est cette démarche qui consiste à nous faire accéder, par des procédés constamment modestes, de l'ordre de la chronique d'événements anodins voire insignifiants, à une richesse et une profondeur insoupçonnées. A la fin du film, Barberie devient propriétaire d'un lopin de terre exagérément ridicule, ce qui n'empêche pas d'en faire une lady comblée. C'est un peu cela, Ma vie ma gueule : une oeuvre apparemment exiguë, mais c'est son oeuvre à elle, sa perception à elle, sa réussite à elle, une forme d'aboutissement également. Celui de réussir, en l'abordant par le petit bout de la lorgnette, à ouvrir en grand la fenêtre sur l'humain, et sur sa dignité. Une grandeur qui ne s'exhibe jamais. Suggérer sans surligner, dans un apparent décalage qui au final restitue les choses dans leur ordre. Ainsi, à mille lieues des poncifs habituels - véhiculés il faut le dire par une actualité et un constat bien réels - l'hôpital psychiatrique incarne une parenthèse de douceur, qualité indispensable pour accueillir et prendre en charge la violence de la douleur morale d'intensité mélancolique.
Saluons enfin la démarche de Sophie Fillières qui, en se sachant extrêmement malade, a illustré, dans le dernier tiers de son film, un mouvement vers le passé touchant, apaisé et jamais sinistre, conviant notamment une ultime fois des amis/acteurs qu’on ne voit hélas plus trop, comme pour les remercier et leur dire au revoir, ce qui finit par faire se confondre retour à la vie et marche vers la mort et, à l’issue de son ultime scène, berceau des origines, terre de conquête et paradis.