Binaire à vif

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Critique de Emilia Perez, de Jacques Audiard (sortie le 21 août 2024).

 Rita, avocate mexicaine gâchant son talent et sa jeunesse à rendre service à un système judiciaire et sociétal corrompu, pense trouver son salut en aidant le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires, seul moyen de réaliser son rêve : devenir Emilia, la femme qu’il a toujours senti être. 

Binaire à vif

Emilia Perez, de Jacques Audiard

© DR.

Jacques Audiard nous livre un film hybride ultra stylisé, proche de la perfection cinématographique, mais qui ne parvient pas vraiment à être inventif, le principal problème étant qu’il le revendique pourtant constamment. Un feu d’artifices, au sens propre du terme : ici, l’artifice est celui d’une émotion à laquelle on n’a pas réellement accédé…

On ne sait pas ce que Jacques Audiard a voulu se prouver à lui-même. Il semble en tout cas qu’il y ait réussi : avec Emilia Perez, il reste ancré dans le firmament des meilleurs cinéastes, sa réalisation au cordeau s’affirmant davantage à chaque film, d’autant plus qu’elle respire autant la rigueur que l’aisance. Merveilleusement fluide. Il arpente les terres de l’opéra urbain, de la telenovela, du mélo almodovarien - et cette maestria en termes de direction d'actrices - avec une facilité déconcertante, tout en restant fidèle à certaines de ses thématiques, noires et violentes. Il donne à voir, il comble son public tout en se contentant lui-même. Nul doute que l’homme est grand. Formellement, Emilia Perez laisse pantois. Avec également la satisfaction de voir la transidentité assumée en tant que ressort scénaristique et non pas envisagée comme une thématique psychologisante. 

« Très rapidement, pourtant, l’admiration a laissé place à la perplexité, le film renvoyant la fâcheuse impression d’un paquet cadeau merveilleusement confectionné, mais creux »

Très rapidement, pourtant, l’admiration a laissé place à la perplexité, le film renvoyant la fâcheuse impression d’un paquet cadeau merveilleusement confectionné, mais creux - voire pire. C’est toujours un peu le même problème chez Audiard, celui d’un contenu, souvent pauvre ou limite c’est selon, en tout cas abîmé par la fascination pour ses sujets. Celle, stéréotypique, pour une violence si facilement adoubée. Mais pas seulement. Il y a dans cette œuvre un positionnement exclusivement émotionnel - et qui du coup nous a empêché de nous émouvoir - ne laissant aucune place, sur le plan formel, à l’ambiguïté, alors que l’histoire devrait en être habitée. Nous prendrons pour simple exemple la démarche de réhabilitation qu’entreprend Emilia, prenant sa source dans le fait d’accéder, en tant que femme, à l’empathie qui jusqu’alors lui était inaccessible - dans une perspective binaire qui confine à l’artifice. Plutôt que d’aider au démantèlement des trafics de drogue qui ont fait sa fortune - et dont elle ne semble pas pressée de se débarrasser - elle préfère… aider les femmes à rendre une sépulture à leurs morts. Si elle a changé radicalement de vie, elle interdit cela à ses proches, les entretenant dans le culte d’un mort dont elle est pourtant la première à vouloir faire le deuil. Le changement pour elle, le soulagement - qui n’en est que l’illusion - pour les autres. 

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Ces questionnements pourraient être passionnants, s’ils étaient le fruit du cinéaste lui-même. À l’écran ne semblent pourtant exister qu’une logique binaire, une trajectoire héroïsée - et tellement éloignée de l’éloge presque ironique de la falsification, des omissions et des oublis commodes, que constituait Un héros très discret, peut-être parce que cet aspect a totalement échappé à Audiard, qui fait par moments d’Emilia une caricature à la Mrs Doubtfire  -, un discours politisant qui ne s’accompagne jamais d’un contexte fouillé, une entreprise de sanctification qui préfère se conclure sur une - très belle - reprise latino des Passantes de Brassens, comme s’il s’agissait de célébrer ces femmes qui en aident d’autres, et par là même le monde, alors que le film chante tout l’inverse.

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