Amputations, mains de fer, prothèses : comment la chirurgie s’est transformée à la Renaissance

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L’expansion de l’artillerie et des armes à feu transforma en profondeur la chirurgie occidentale : des blessures d’un genre nouveau appelaient des remèdes nouveaux, comme les amputations, de plus en plus fréquentes. Les blessés rivalisèrent d’ingéniosité pour se fabriquer des prothèses artisanales, comme des mains de fer.

Amputations, mains de fer, prothèses : comment la chirurgie s’est transformée à la Renaissance

© Midjourney x What's up Doc

Entre cœurs artificiels et prothèses myoélectriques, une grande partie des éléments du corps humain est désormais remplaçable. Ce ne sont pas seulement les prouesses de la technologie et les progrès de la chirurgie qui rendent la chose possible. Ces évolutions découlent aussi d’un concept – l’idée que les êtres humains peuvent et doivent transformer le corps des malades de manière extrêmement complexe et invasive.

D’où vient cette idée ?

Les spécialistes décrivent souvent la guerre de Sécession comme l’un des premiers laboratoires des techniques d’amputation et de la conception de membres artificiels. Les amputations étaient l’opération la plus courante de la guerre et toute une industrie des prothèses s’est développée à l’époque. Quiconque a vu un film ou une émission de télévision sur la guerre de Sécession a probablement assisté à au moins une scène montrant un chirurgien s’approchant d’un soldat blessé, une scie à la main. Les chirurgiens ont pratiqué 60 000 amputations pendant la guerre, en consacrant à peine trois minutes par membre.

Pourtant, un changement profond dans les pratiques relatives à la perte d’un membre s’est opéré bien plus tôt en Europe, dès les XVIe et XVIIe siècles.

En tant qu’historienne des débuts de la médecine moderne, j’étudie comment les pratiques occidentales à l’égard des interventions chirurgicales et artisanales sur le corps ont commencé à se transformer il y a environ 500 ans. En 1500, les Européens hésitaient à pratiquer des amputations et n’avaient que peu d’options pour les prothèses de membres. En 1700, les riches disposaient de méthodes d’amputation multiples et de mains de fer de fabrication complexe.

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L’amputation était considérée comme un dernier recours en raison du risque élevé de décès. Mais certains Européens ont commencé à se dire qu’en lui associant l’utilisation de membres artificiels, elle pouvait permettre de modeler le corps. Cela marque une rupture avec la tradition millénaire de guérison non invasive, et continue d’influencer la biomédecine moderne. En effet, le fait qu’intervenir drastiquement sur un corps, le modifier radicalement en lui intégrant de la technologie pourrait être une bonne idée est nouveau. Une prothèse de hanche moderne serait impensable sans cette idée sous-jacente.

Les chirurgiens, la poudre à canon et l’imprimerie

Les chirurgiens du début de l’ère moderne ont passionnément débattu du meilleur endroit et de la meilleure façon de couper un corps pour amputer des doigts, orteils, bras ou jambes, ce que n’avaient jamais envisagé les chirurgiens du Moyen Âge. Ces débats étaient en grande partie liés à deux nouveautés de la Renaissance : la diffusion de la poudre à canon et de l’imprimerie.

La chirurgie était un métier qui s’apprenait au cours d’années de voyage pour se former auprès de différents maîtres. Les onguents topiques et les interventions mineures, telles que remettre un os cassé, appliquer un pansement sur un furoncle ou suturer une plaie, façonnaient la pratique quotidienne des chirurgiens. En raison de leur dangerosité pour les patients, les opérations majeures, telles que les amputations ou les trépanations – percer un trou dans le crâne —, étaient rares.

L’utilisation généralisée des armes à feu et de l’artillerie a mis à rude épreuve les pratiques chirurgicales traditionnelles en déchirant les corps d’une manière qui nécessitait des amputations immédiates. Ces armes ont également créé des plaies susceptibles de s’infecter et de se gangrener en écrasant les tissus, en perturbant la circulation sanguine et en introduisant des débris – allant d’éclats de bois et de fragments de métal à des lambeaux de vêtements – profondément dans le corps. Confrontés à ces membres mutilés et gangrenés, les chirurgiens étaient contraints de choisir entre pratiquer des opérations invasives ou laisser mourir leurs patients.

La presse à imprimer a donné aux chirurgiens qui s’occupaient de ces blessures un moyen de diffuser leurs idées et leurs techniques au-delà du champ de bataille. Les procédures qu’ils décrivent dans leurs traités font froid dans le dos, notamment parce qu’ils opéraient sans anesthésiques, antibiotiques, transfusions, ni techniques de stérilisation.

Mais chaque pratique avait ses avantages. Trancher une main avec un maillet et un ciseau rendait l’amputation rapide. Couper la chair morte désensibilisée et brûler la matière morte restante à l’aide d’un fer à cautériser empêchait les patients de se vider de leur sang.

Certains médecins voulaient avant tout préserver autant que possible le corps intact, alors que d’autres intervenaient plus drastiquement, remodelant des membres pour que les patients puissent s’en servir à l’aide de prothèses. C’était la première fois de l’histoire que les chirurgiens européens préconisaient des méthodes d’amputation en vue de l’utilisation de membres artificiels. C’était un changement de paradigme majeur : le corps ne devait plus être préservé à tout prix, il pouvait être modelé, transformé.

Amputés, artisans et membres artificiels

Alors que les chirurgiens testaient les scies comme instruments d’interventions chirurgicales, les amputés eux s’essayaient à la fabrication de membres artificiels artisanaux. Les prothèses à chevilles en bois, telles qu’elles existaient depuis des siècles, sont restées courantes pour les membres inférieurs. L’ingéniosité des artisans au service de la médecine a été la force motrice d’une nouvelle technologie prothétique qui a commencé à apparaître à la fin du XVe siècle : la main de fer mécanique.

Les sources écrites nous apprennent peu de choses des expériences faites par des survivants à l’amputation d’un membre. Souvent le taux de survie ne dépassait pas les 25 %. Mais parmi ceux qui s’en sont sortis, les artéfacts montrent que l’improvisation était un élément clé dans la façon dont ils se débrouillaient dans leur environnement.

À l’époque, les prothèses n’étaient pas encore « médicales ». Aujourd’hui, aux États-Unis, une prescription médicale est nécessaire pour obtenir un membre artificiel. Les premiers chirurgiens modernes fournissaient parfois de petits appareils, comme des nez artificiels, mais ils ne concevaient pas, ne fabriquaient pas et n’ajustaient pas les membres prothétiques. En outre, il n’existait pas de profession comparable aux prothésistes d’aujourd’hui, ou aux professionnels de santé qui fabriquent et posent des prothèses. Les amputés des débuts de l’ère moderne utilisaient leurs propres ressources et leur ingéniosité pour se faire fabriquer des prothèses.

Les mains de fer étaient des créations artisanales. Leurs doigts mobiles se verrouillaient dans différentes positions grâce à des mécanismes internes actionnés par des ressorts. Elles présentaient des détails réalistes : ongles gravés, rides et même peinture couleur chair.

Les porteurs les actionnaient en appuyant sur les doigts pour les bloquer et en activant un dispositif de déverrouillage au niveau du poignet pour les libérer. Dans certaines mains de fer, les doigts bougent ensemble, tandis que, dans d’autres, ils bougent individuellement. Les plus sophistiquées sont flexibles au niveau des articulations de chaque doigt.

Les mouvements complexes étaient davantage destinés à impressionner les observateurs qu’à une utilisation pratique au quotidien. Les mains de fer étaient le précurseur, à la Renaissance, de « la course à l’armement des mains bioniques » de l’industrie actuelle des prothèses. Les mains artificielles plus tape-à-l’œil et de haute technologie – hier comme aujourd’hui – sont également moins abordables et moins faciles à utiliser.

Cette technologie a exploré tout un tas de secteurs pour trouver des idées et des solutions : serrurerie, horlogerie ou encore le domaine des armes de poing de luxe. Dans un monde dépourvu des modèles standardisés d’aujourd’hui, les amputés des débuts de l’ère moderne commandaient des prothèses à partir de rien, sans modèles, en faisant appel à des artisans. Comme l’atteste un contrat du XVIe siècle entre un amputé et un horloger genevois, les acheteurs sollicitaient l’aide d’artisans qui n’avaient aucune expérience en la matière, pour essayer de fabriquer des solutions.

Ces matériaux étant souvent coûteux, les porteurs étaient généralement riches. De fait, l’introduction des mains de fer marque la première période où on pouvait, en Europe, distinguer des personnes de différentes classes sociales sur la base de leurs prothèses.

Des idées puissantes

Les mains de fer ont été d’importants vecteurs d’idées et de progrès. En vue des opérations, les chirurgiens devaient se creuser la tête pour savoir quel serait le meilleur endroit pour poser une prothèse, et la réalisation de membres artificiels suscitait l’enthousiasme.

Mais les chercheurs sont passés un peu à côté de l’impact des mains de fer sur la médecine générale, parce qu’ils se sont focalisés sur un seul type de porteurs : les chevaliers. Les hypothèses traditionnelles selon lesquelles les chevaliers blessés utilisaient des mains de fer pour tenir les rênes de leurs chevaux n’offrent qu’une vision étroite des artefacts qui ont survécu.

Un exemple célèbre illustre cette interprétation : la « deuxième main » du chevalier allemand du XVIe siècle Götz von Berlichingen. En 1773, le dramaturge Goethe s’est librement inspiré de la vie de Götz pour un drame sur un chevalier charismatique et intrépide qui meurt tragiquement, blessé et emprisonné, tout en s’exclamant « Liberté – liberté ! ». (Le Götz historique est mort de vieillesse).

Depuis, l’histoire de Götz a inspiré des visions de guerrier bionique. Que ce soit au XVIIIe siècle ou au XXIᵉ, on trouve des représentations mythiques de Götz défiant l’autorité et tenant une épée dans sa main de fer – un exploit peu pratique pour sa prothèse historique. Jusqu’à récemment, les érudits pensaient que toutes les mains de fer devaient appartenir à des chevaliers comme Götz.

Mes recherches montrent que les guerriers sont loin d’être les seuls à avoir utilisé des mains de fer.

Les pionniers de la culture, dont beaucoup ne sont connus que par les artefacts qu’ils ont laissés derrière eux, se sont inspirés des tendances stylistiques qui valorisaient les dispositifs mécaniques astucieux, comme le galion miniature à horloge exposé aujourd’hui au British Museum. Dans une société qui convoitait des objets ingénieux brouillant les frontières entre l’art et la nature, les amputés utilisaient des mains de fer pour défier les stéréotypes négatifs qui les décrivaient comme à plaindre. Les chirurgiens ont pris note de ces dispositifs et en ont fait l’éloge dans leurs traités. Les mains de fer parlaient un langage pratique que les contemporains comprenaient.

Avant que le corps moderne composé de pièces remplaçables puisse exister, le corps devait être imaginé comme quelque chose que les humains pouvaient modeler. Mais cette conception nouvelle a nécessité les efforts de bien d’autres personnes que les chirurgiens. Elle a également nécessité la collaboration des amputés et des artisans qui ont contribué à la construction de leurs nouveaux membres.The Conversation

Heidi Hausse, Associate Professor of History, Auburn University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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