Anatomie d’une fuite - Critique de « La disparition de Josef Mengele », de Kirill Serebrennikov

Article Article

Brésil, de nos jours. Un professeur d'anatomie soumet un squelette à ses étudiants en médecine. Il le présente comme ce qui reste de Josef Mengele, médecin d'Auschwitz resté funestement célèbre. Ainsi débute le long-métrage qui raconte la fuite perpétuelle de cet « ange de la mort » dont l'identification n'a pu se faire que post-mortem. Comment, et pourquoi?

 

Anatomie d’une fuite - Critique de « La disparition de Josef Mengele », de Kirill Serebrennikov

© Andrejs Strokins

Kirill Serebrennikov, cinéaste surdoué - probablement trop pour s’attaquer à un tel sujet - organise une procession funèbre vers l'inéluctable pour ce bourreau déchu obsédé par sa propre disparition comme par la survivance de ses idées, dont le caractère souvent grotesque gommerait presque sa monstruosité. Dérangeant, le film n'en reste pas moins saisissant.

D’emblée, en moins de dix minutes, Serebrennikov nous offre les multiples versions du docteur Josef Mengele : carcasse donc, puis corps esthétisé de fuyard encore jeune, vieillard et père la séquence suivante. L’expérimentateur criminel des camps de la mort, lui, ne surgira que bien plus tard, dans une séquence en couleurs étirée et hallucinée, rompant avec le noir et blanc, virant progressivement du classieux au poisseux, de l’ensemble. Comme s’il fallait au moins cela pour ne pas que se dilue l’atrocité du Mal. C'est à partir des différentes versions de ce même homme que le film s'assemble peu à peu en un puzzle mémoriel, à la fois captivant et questionnant.

Captivant parce qu’il montre comment le contexte de l’après-guerre, ce monde encore segmenté, entre guerre froide et répliques sismiques de l’autocratie nazie dans une Amérique Latine en mutation, a permis que survive la bête. Cette société qui évolue peu à peu, qui prend lentement conscience mais continue à tolérer, à l'image du fils déboussolé qui veut comprendre les crimes de son père. Traversé par une régulière et troublante démesure, le film constitue une édifiante métaphore sur la permanence de la violence et de la domination ainsi que sur le pourrissement du pouvoir, trajectoires toutes deux inéluctables, à l’image de ce projet de disparition totale finalement empêché par le même expédient par lequel le scientifique paranoïaque et sadique envisageait la pérennité de la race aryenne: la génétique.

Un manque de rigueur éthique

Si la contextualisation est brillante, elle va de pair avec une focalisation sur un authentique salaud dont la compagnie, parce qu’il est  envisagé avant tout par sa médiocrité, devient rapidement pénible. Au bout de deux logorrhées nostalgiques et haineuses sur les Juifs ou la décadence de la modernité, ou de sentences sur la salubrité, du lit jusqu’aux latrines, on a vite cerné le personnage, tout en n'ayant finalement rien appris de lui. Le problème avec l'humanité des criminels étant qu'elle ne nous explique en rien ce qui les fait basculer dans le passage à l'acte. Si ce psychologisme ne semble pas être au coeur du projet du metteur en scène, on s'interroge forcément sur son insistance, voire sa complaisance, à nous infliger de façon souvent crue ou sordide les manies du médecin d'Auschwitz ainsi que les allusions répétées à l'imagerie des camps, entre la tonte du fiston, l'inclination pour l’esclavage sexuel du papy et l'inventaire méticuleux des exactions commises par les confrères du camp éructé lors d’un monologue inutile et malaisant.

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/dr-eric-laurier-tout-na-pas-ete-dit-sur-la-mort-dhitler-ma-contre-enquete-medico-legale

S'il reprend au plan près une scène de la Zone d'intérêt, Kirill Serebrennikov n'a pas la rigueur éthique, dans le devoir de mémoire, de Jonathan Glazer ou de Claude Lanzmann. Ce même Lanzmann qui donnait la parole à Ruth Elias dans son documentaire posthume sur les Quatre Soeurs. La dizaine de minutes que cette survivante des camps consacre à sa confrontation avec Mengele nous en apprend d'ailleurs plus sur l'homme que les cent-quarante de ce biopic. 

Aucun commentaire

Les gros dossiers

+ De gros dossiers