Lignes de Faye

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Critique de "Petit pays", d'Eric Barbier (sortie le 28 août 2020).

Lignes de Faye
Gabriel passe son enfance au Burundi entouré de sa petite sœur, de son père, entrepreneur français, et de sa mère, rwandaise "réfugiée" dans ce pays voisin où, comme dans le sien, tutsis et hutus cohabitent sous une tension grandissante. Terre de l'innocence et de l'enfance, le pays, la maison et la famille de Gabriel vont inexorablement s'enfoncer dans la violence la plus brutale. Tenu de bout en bout, le film d'Eric Barbier jette une lumière crue sur une période de moins en moins récente et s'avère être, par ses images basculant du paradis au cauchemar, un complément idéal aux mots de Gaël Faye. Bouleversant...

L'ambition cinématographique d'Eric Barbier a probablement trouvé dans cette immersion rwandaise sa meilleure voie d'expression. Le mot "respect" est le premier qui vient à l'esprit au sortir de son film, qui marie admirablement la dimension intimiste propre aux souvenirs d'enfance à celle, collective, d'une fresque historique. Respect de l'œuvre de Gaël Faye, et respect d'une démarche sobre face à la densité du sujet abordé, évitant les ficelles classiques de l'adaptation littéraire - voix off, flash-backs, etc - et les pièges de la dramatisation à outrance - les chansons locales prennent très majoritairement le pas sur les classiques intermèdes musicaux.

Au sein de cette maison aux relents coloniaux, la tension est omniprésente mais sait encore revêtir l'apparence de la banalité des adultes. Tutsis et hutus semblent tolérer de travailler sous le même toit principalement parce que leur employeur est français - comment ne pas y voir une métaphore ? Le silence et l'obscurité de la nuit sont perturbés non pas par les fantômes hantant les cauchemars des enfants mais par les disputes parentales, prémices au bruit des armes. Et le petit Gabriel et sa sœur peuvent encore, grâce à un combi Volkswagen ou quelques mangues, se réfugier dans un univers de quatre cent coups au final plus proche de Pagnol que de Truffaut.

Mais, imperceptiblement, une menace se rapproche, qui finira par exploser. Dans le pays. Entre les amis. Autour de la maison. Dans la famille même. Cette menace, ce basculement dans l'horreur de la guerre civile, dans ce qui s'avèrera être un genocide, Barbier l'installe en restant à hauteur d'enfant, par bribes, par sources éparses - l'école, les amis de la famille, les non-dits et allusions du père, la famille rwandaise... La perplexité de Gabriel face à ces points de vue souvent contradictoires, mais aussi sa lucidité intuitive, percevant une cohérence souterraine sous cette anarchie d'informations, tout cela est extrêmement bien rendu. 

La composition, juste et humble, de Jean-Paul Rouve, est au diapason des émotions rentrées de ce père à la fois présent et lointain. Mais c'est surtout la trajectoire d'Yvonne, cette mère jouée par une Isabelle Kabano impressionnante de bout en bout, qui imprègne la mémoire. Ayant fui son pays sans parvenir à épouser une vie de "parisienne" qu'elle fantasmait, prisonnière de ce vécu de déracinement, sa culpabilité inconsciente achèvera de la lier, de par l'enfermement post-traumatique, de la façon la plus terrible et définitive qui soit à la destinée des siens.

On laissera le spectateur assister à la suite des événements, au craquèlement, à l'implosion puis au déchaînement de la violence et de la terreur la plus primale. Elles n'épargneront aucun lieu, et aucun personnage. Avare de mots, même dans la mise en récit de l'horreur, le film se veut une mise en image des émotions, de la plus imperceptible à la plus extrême. Il y réussit. Tout sonne juste, rien n'est déplacé. Que ce soit au détour d'un jeu d'enfants que l'innocence est déjà en train de déserter, ou encore lorsque la voix sépulcrale de Christine Ockrent se superpose aux images d'un pays hébété, c'est bien le souffle glaçant de l'Histoire que l'on ressent, constamment, sur notre nuque d'enfant.

 

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