Lenin sans grade

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Critique de "Une grande fille", de Kantemir Balagov (sortie le 7 août 2019). 

Lenin sans grade

Leningrad, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Deux jeunes filles, l'une grande, l'autre pas, toutes deux anciennes combattantes au service des hommes et broyées par eux, tentent de survivre, à défaut de vivre. Un film impressionnant et qui ne se laisse pas aimer facilement. 

L'hôpital a régulièrement été le décor de cinéma idéal pour décrire les affres, horreurs ou grandeurs de la guerre. Que ce soit la Grande, de 14-18, comme en témoignent les films sur les gueules cassées, ou la Seconde, celle sur laquelle a décidé de s’attarder le jeune prodige de la mise en scène Kantemir Balagov. Rappelons-nous du Corbeau, où un hôpital de province en proie aux turpitudes et tabous de l’époque devenait le lieu de départ d’un torrent de dénonciations anonymes pendant l’Occupation. Ou plus récemment des Innocentes, dans lequel une infirmière de la Croix Rouge détachée dans un hôpital de fortune découvrait le martyre de nonnes polonaises, au sortir de 39-45. C’est à cette période que se situe Une Grande Fille, qui relate un aspect traumatique méconnu de ce cataclysme mondial. A savoir l’exploitation de jeunes femmes envoyées au front avant tout pour satisfaire les pulsions de ces messieurs et les aider à supporter et continuer le combat. Ou plutôt les conséquences de ce système sur deux d’entre elles.

Contrairement à Anne Fontaine dans les Innocentes, Balagov ne montre rien de cette réalité, évoquée au cours d’une scène seulement vers la fin du film. Mais il en décrit minutieusement les cicatrices, les séquelles, sans rien cacher de la crudité des comportements et des décisions extrêmes de ses protagonistes, moins par la parole que par de longs silences - à l’image des moments dissociatifs dont est victime Ilya, la grande fille un peu étrange et souvent absente qui donne son titre à ce beau film. Celle-ci officie comme infirmière au sein de l’hôpital militaire qui a pour mission de gérer la paix plus que de réparer la guerre, et où son abnégation et son apparente distance sont utlilisées pour abréger les souffrances des soldats ravagés, tout comme jadis elle servait de chair à chair à canon. Quand revient son amie Masha, qui lui a confié son enfant et qu’elle retrouve mort, celle-ci se met en quête désespérée d’être à nouveau mère...

Il faut souligner l’impressionnante maîtrise du jeune réalisateur, qui signe là l’une des plus magnifiques mises en scènes qu’il nous ait été donné de voir. Les thèmes abordés sont, comme dans le Corbeau, d’une étonnante modernité, entre GPA, euthanasie et homosexualité. Sans que Balagov fasse autre chose que de les évoquer comme quelque chose de normal, en tout cas beaucoup plus que le contexte auquel sont soumis tous ces personnages. On appréciera d’ailleurs que les rôles secondaires soient traités avec une même méticulosité, dans le jeu et la façon de les filmer. Ainsi ce médecin désabusé qui tiendra bon autant qu’il le peut, spectre guidant des spectres, humain malgré tout. 

Au final, Une grande fille est un film paradoxal, dont la mise en scène très étudiée sert avant tout d’écrin à des tourments intérieurs et essentiellement invisibles. Et dont les moments forts sont ensevelis dans une narration étirée à l’extrême. Un film qui se mérite, donc, rétif à se faire aimer. Tout comme ces deux héroïnes qui n’ont rien demandé à personne et qui tentent juste de survivre. L’amour, ce luxe accessoire, on verra après. À moins que...

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