"La dégradation des conditions de travail et le "management" sont en partie à l’origine des suicides"

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Tout ce mois d'août, What's up Doc part à la rencontre de ces médecins qui ont poussé un coup de gueule pour faire avancer le système en 2019. Aujourd'hui, le Dr Christophe Prudhomme, médecin urgentiste au CH Avicenne et responsable CGT. Le porte-parole de l'Amuf s’en était pris à la direction de l’hôpital, suite au suicide du Pr Christophe Barrat en février dernier. Le responsable de chirurgie bariatrique et métabolique du groupe hospitalier Paris Seine-Saint-Denis de l’AP-HP s'était donné la mort en se défenestrant du haut de son bureau.
 

"La dégradation des conditions de travail et le "management" sont en partie à l’origine des suicides"

What’s up Doc. Pourquoi avoir poussé un coup de gueule suite au suicide du Pr Barrat ?

Christophe Prudhomme. Parce que c’était un suicide de plus dans un contexte déjà difficile… Bien sûr, on peut toujours évoquer des problèmes individuels (le cancer du Pr Barrat, NDLR), mais il est évident que la décision de mettre fin à ses jours est souvent multifactorielle. Or, le climat actuel à l’hôpital est très délétère pour les gens qui sont par ailleurs en difficulté. Il faut savoir que le Pr Barrat avait vu son service fermé à l’hôpital Jean-Verdier. Il s’est retrouvé à Avicenne dans un situation conflictuelle avec un autre professeur de médecine, dans le cadre d’un regroupement de services. Donc, il est évident que ce contexte de tensions importantes a été un élément qui a sûrement pesé dans sa décision. De plus, le fait qu’il se soit suicidé sur son lieu de travail un dimanche, en s’habillant en tenue de bloc, ce n’est pas anodin, c’est un signe. Donc, mon coup de gueule, c’était pour dire : « il faut que ça cesse ». Le management hospitalier doit devenir bienveillant. Cela ne doit pas être un management de sueur, sans âme, sans cœur, ce qui est cas à l’heure actuelle. Aujourd’hui, nous sommes face à des responsables administratifs ou médicaux (directeurs et présidents de CME) qui sont dans une logique d’hôpital-entreprise et de productivisme. Leur seul objectif, c’est que les budgets soient à l’équilibre. Et, face à ça, un certain nombre de collègues se retrouvent en difficulté.

Nous sommes dirigés à l’hôpital par des gens qui ne pensent qu’au pognon

WUD. Suite au suicide du Pr Barrat en février dernier, la CGT avait réclamé qu’une enquête sur les risques psycho-sociaux soit menée à l’hôpital pour l’ensemble des personnels. Qu’en est-il plus de six mois après ?

C. P. Pour l’instant, on en est au point mort le plus total. La direction essaye d’étouffer l’affaire. L’ancien directeur de l’hôpital, Didier Frandji, est parti et a été remplacé. D’ailleurs, son départ a sûrement été précipité en raison du suicide du Pr Barrat, parce qu’il a une part de responsabilité. Cela fait des années que nous tirons la sonnette d’alarme. Nous avions dit à la précédente ministre que la situation à l’hôpital était pire que ce qu’avait connu France Telecom à ses heures les plus sombres. Et, malheureusement, les faits nous donnent raison. Les suicides se multiplient, toutes catégories de personnel confondues à l’hôpital. Et il est clair que la dégradation des conditions de travail et le « management », qui est centré uniquement sur des objectifs financiers, sont en partie à l’origine de ces suicides. Aujourd’hui, au CH Avicenne, le directeur financier passe dans les services quand on a un patient sans couverture sociale. Son objectif, c’est de le faire sortir le plus rapidement possible. C’est ça que nous vivons au quotidien en termes de management, donc c’est insupportable. Nous sommes dirigés à l’hôpital par des gens qui ne pensent qu’au pognon. L’aspect humain de la médecine, que cela soit vis-à-vis des patients ou du personnel, est complètement passé sous la table. Et ceci à tous les étages du management. Que cela soit sur des affaires d’organisation médicale. Mais aussi quand cela concerne le personnel paramédical.

On a réorganisé le temps de travail à l’AP-HP il y a deux ans, avec ce qu’on appelle « la grande équipe ». Cela signifie que l’on casse les équipes de travail. Avant, vous faisiez partie de l’équipe du matin, de l’après-midi ou de nuit. Les gens se connaissaient et étaient solidaires entre eux, ce qui est très important, car le travail à l’hôpital est collectif. Aujourd’hui, « la grande équipe » signifie que vous pouvez d’une semaine à l’autre être du matin ou de l’après-midi. Cela destructure complètement les équipes et cela génère de la souffrance. Et, depuis que Martin Hirsch (directeur général de l’AP-HP, NDLR) a imposé cette réforme de l’organisation du temps de travail contre l’avis majoritaire des syndicats, cela se traduit par une augmentation faramineuse des arrêts maladie. Le seul allié qu’il avait trouvé à l’époque, c’était la CFDT qui représente 15 % du personnel à l’AP-HP.

WUD. Récapitulons : les conditions de travail et les problèmes de sous-effectifs s’aggravent à l’hôpital, les arrêts maladie se multiplient, le nombre de burn-out et de suicides augmente… Et, pendant ce temps-là, on a l’impression que le gouvernement ne réagit pas à la hauteur des enjeux. Certains, comme le sociologue Pierre-André Juven, évoquent même « la surdité des membres du cabinet ministériel et la surdité de la ministre de la Santé »

C. P. Le président de la République n’est pas atteint de surdité. C’est une stratégie organisée de casse des services publics. Bien sûr, ils n’osent pas l’assumer. La stratégie des libéraux qui nous gouvernent, c’est de détruire le service public. Jusqu’à qu’il soit tellement dégradé que la population trouvera normal que l’on propose des alternatives qui sont toujours les mêmes : celles du privé. C’est une logique qui est aujourd’hui enseignée aux directeurs d’hôpital, que cela soit au cours de leur formation initiale ou continue. Elle est transmise aux chefs de pôle (chefs de DMU) qui font des stages à l’HEC ou à l'Essec. Ils suivent par exemple des cours qui portent sur le sujet suivant : « Comment vous débarrasser d’un gêneur ? » On leur enseigne des techniques qui s’apparentent à des techniques de harcèlement. C’est cela aujourd’hui, la réalité.

WUD. Est-ce que cela signifie que les "empêcheurs de tourner en rond" sont évincés des hôpitaux ?

C. P. Les empêcheurs de tourner en rond sont mis sous pression. Il y en a quelques-uns qui continuent à s’exprimer, comme Gérald Kierzek (lire ici son interview) ou moi-même. La notoriété médiatique de Gérald Kierzek le protège. Moi, j’ai une bonne assurance-vie qui s‘appelle la CGT. Mais on est très peu nombreux. Patrick Pelloux, ils ont essayé de le casser. Il a fallu qu’il parte de l’hôpital Saint-Antoine, cela a été très violent. À l’époque, il y a eu une réunion très tendue avec le directeur de l’AP-HP. La CGT avait expliqué que, si l’on ne trouvait pas une situation de remplacement pour Patrick Pelloux, elle en ferait un martyre et qu’on ferait une conférence de presse à Saint-Antoine avec Bernard Thibault, l'ancien secrétaire général de la CGT. Aujourd’hui, Patrick Pelloux, qui est un peu fragile à la suite des attentats, n’a plus la même « niaque » qu’il avait à l’époque.

Toutes les personnes qui prennent position et lèvent le petit doigt aujourd’hui sont mises sous pression

Toutes les personnes qui prennent position et lèvent le petit doigt aujourd’hui sont mises sous pression. Quand mon chef de service actuel, le Pr Frédéric Adnet, s’est exprimé dans Le Monde pour dire qu’il en avait marre de passer son temps en réunion à parler économie, Martin Hirsch lui a envoyé le message suivant : « Si vous n’êtes pas contents, vous n’avez qu’à démissionner ». Qu’est-ce que c’est que ces méthodes ? Martin Hirsch, je ne lui sers plus la main. Ce genre de personnes, je ne les respecte plus. Sous son vernis soi-disant social, Martin Hirsch est un pourri fini qui n’est intéressé que par ses intérêts personnels, que par ses ambitions. Il ne rêvait que d’une chose en s’acoquinant avec Emmanuel Macron, puisqu’il faisait partie de son équipe de campagne sur les questions de santé : devenir ministre de la Santé.

Entre le début du mouvement des urgences et aujourd’hui, la situation s’est dégradée

WUD. Comment faire pour sortir par le haut de la crise des urgences ?

C. P. La crise des urgences, c’est la partie émergée de l’iceberg de la crise de l’hôpital et de la crise du système de santé. C’est la raison pour laquelle la CGT a prévu une journée nationale d’action le 11 septembre prochain, avec une manifestation nationale à Paris. Car le problème va au-delà des urgences, il s’agit des conditions de fonctionnement de l’hôpital en général, et donc de ses moyens. Aujourd’hui, ce qu’on demande, ce ne sont pas les 70 millions d’euros débloqués par la ministre de la Santé sur les urgences, c’est 4 milliards pour les hôpitaux et les Ehpad. Cela correspond à la suppression de la taxe sur les salaires qui est un impôt injuste, lequel est prélevé sur le budget de l'hôpital. Pourquoi on demande 4 milliards pour remettre les hôpitaux à flot ? Parce qu’entre le début du mouvement des urgences et aujourd’hui, la situation s’est dégradée. Quand on voit qu’on ferme des services d’urgences la nuit comme à Sisteron ou Sainte-Foy-la-Grande, soi-disant parce qu’il n’y a plus de médecins. Quand on voit qu’un hôpital comme celui d’Aulnay-sous-Bois, qui n’est pas non plus un petit hôpital, est quasiment en cessation de paiement, ne peut plus payer ses fournisseurs, si bien qu’il lui arrive de ne plus être livré en médicaments... Tout cela montre que l’on est vraiment dans une crise grave.

Il y a quinze jours, il a fallu que je discute très longtemps avec les responsables d’un syndicat d’un petit hôpital de province, dans une circonscription d’un député LREM, pour les convaincre de ne pas démonter sa permanence. Je leur ai dit que ce n’était pas ça qu’il fallait faire. Par contre, maintenant, on va aller voir les députés de la majorité pour leur demander de changer une ligne sur la loi de finance de la sécurité sociale qui va être en discussion dans les semaines qui viennent. Cette ligne, c’est la suppression de la taxe sur les salaires. S’ils ne le font pas, on les désignera comme les responsables de la situation devant les électeurs de leur circonscription. Pour qu’ils assument leurs responsabilités. On dira : « voilà pour qui vous avez décidé de voter, voilà les hommes politiques qui sont responsables du fait que vous soyez hospitalisés sur les brancards parce qu’il n’y a pas de lits dans les urgences, responsables du fait qu’il manque de personnel et qu’il y a de la maltraitance dans les Ehpad » … Tout cela à six mois des élections municipales. Donc il va falloir que les politiques se positionnent très clairement sur cette question. Est-ce qu’ils nous donnent les moyens de travailler ou est-ce qu’ils continuent de parler de la dette qu’on va laisser à nos enfants pour continuer à nous mettre dans la « mouise » ?

Nous demandons une régulation de l’installation des médecins

Soit on prend immédiatement des mesures en termes de moyens, soit on prend des mesures d’organisation. Or, ce matin, la ministre de la Santé a refusé de reconnaître sur France Inter que l’on manquait de moyens, pour dire que c’était une question d’organisation. Nous, ce que nous demandons, c’est que l’on prenne effectivement des mesures d’organisation avec l’objectif suivant : stopper l’augmentation de nombre de passages aux urgences, pour aller vers une baisse de la fréquentation. Quand on demande plus d’effectifs aux urgences, c’est simplement pour pouvoir travailler correctement et en toute sécurité au regard du volume de passages aujourd’hui. Qu’on ne vienne pas me dire « ce n’est pas une solution de créer des postes aux urgences ». Bien sûr que oui !  Quand on ferme aujourd’hui les services parce que, soi-disant, on n’a pas de médecins, c’est en partie en raison de problèmes de démographie, mais c’est aussi un problème de régulation des médecins sur le territoire. Ils sont fortement demandés par la population. Mais, à 80 %, ils refusent cette régulation de l’installation. Nous demandons une régulation de l’installation des médecins, aussi bien en ville qu’à l’hôpital, pour que l’on ait les bons médecins au bon endroit.

Il faut arrêter de fermer les maternités

Un certain nombre d’experts disent la chose suivante : « on ferme les maternités parce qu’il n’y a pas de gynécologues ». Premièrement, on sait très bien que les accouchements peuvent aussi être pratiqués par des sages-femmes. Deuxièmement, au regard du nombre de gynécologues exerçant aujourd’hui en France et du nombre de maternités qui a très fortement diminué ces dernières années, on a suffisamment de gynécologues pour faire fonctionner toutes nos maternités. Donc, il faut arrêter de fermer les maternités. Mais le gouvernement refuse de maintenir ces structures ouvertes. Parce que sa logique, c’est de fermer les hôpitaux de proximité pour tout regrouper dans les métropoles.

On fera tout pour que le mouvement s’élargisse au-delà des urgences

WUD. Pour revenir à la crise des urgences, 217 services sont aujourd’hui en grève. Mais le mouvement n’a pas obtenu grand-chose en dehors des 70 millions d’euros débloqués par la ministre de la Santé. Que va-t-il se passer si la situation n’évolue pas ?

C. P. Le mouvement continuera jusqu’à ce qu’on obtienne plus. On fera tout pour qu’il s’élargisse au-delà des urgences, pour que le mouvement redémarre dans les Ehpad et en psychiatrie. Et d’ailleurs, je pense que le personnel est chaud pour que cela redémarre. C’est d’ailleurs pour ça que nous faisons une journée d’action le 11 septembre prochain : pour continuer à maintenir la pression. Nous allons tout faire pour que la question de la santé, des hôpitaux et des Ehpad soit au centre des débats lors des prochaines élections municipales. On ne peut pas en permanence repousser le problème, on ne peut pas fermer des hôpitaux…

Aujourd’hui, un directeur d’Ehpad a lancé un appel sur Facebook pour recruter du personnel. Je lui suis rentré dans le lard. Pourquoi il n’arrive pas à recruter du personnel ? C’est parce qu’il propose des emplois sous-payés avec de mauvaises conditions de travail. Qu’il s’adresse donc à la ministre de la Santé pour qu’on puisse avoir des salaires corrects et des effectifs suffisants. Il aura moins de mal à recruter. Pourquoi on n’arrive plus à recruter dans les écoles d’aides-soignants ? Parce que les payer 1 400 euros pour faire le boulot qu’on leur demande de faire, c’est se foutre de la gueule du monde. On a des jeunes femmes qui sortent de l’école et qui s’arrêtent au bout de six mois parce qu’elles trouvent que c’est un boulot de merde.

Une revalorisation très importante des indemnités de garde

Il y a une vraie crise qui touche aussi les médecins, n’en déplaise à la ministre de la Santé qui ferait mieux de s’occuper de savoir comment on maintient les médecins en poste, plutôt que de fustiger l’interim. Qui, aujourd’hui, part en interim, notamment chez les urgentistes ? Des gens qui démissionnent de l’hôpital public au regard des conditions de travail et de rémunération. Aujourd’hui, vous travaillez deux ou trois fois moins en interim, pour gagner le même salaire. C’est la raison pour laquelle l’Amuf a posé la revendication suivante : une revalorisation très importante des indemnités de garde pour que, quand on travaille deux nuits en plages additionnelles, on soit au moins aussi bien payé que les gens qui viennent travailler en interim.

Il y a aujourd’hui une vraie colère. La ministre doit faire attention car elle refuse de voir les personnels. De plus, elle ment quand elle dit qu’elle a reçu les urgentistes car c’est le directeur de cabinet adjoint qui les a reçus. Nous exigeons qu’Agnès Buzyn accepte une émission de télévision avec des personnels et des syndicalistes en face d’elle sur la situation de l’hôpital. Sauf qu’elle refuse parce qu’elle sait qu’on va la laminer. Comme elle refuse d’ailleurs de voir le personnel, comme cela a été le cas à l’hôpital de La Rochelle où il a fallu qu’elle sorte par la petite porte, protégée par les CRS….
 

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