Hater's studio

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Critique de "Joker", de Todd Phillips (sortie le 9 octobre 2019).

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Genèse d'un des plus grands "méchants" de l'histoire des comics et du cinéma, Joker est avant tout la démonstration qu'une bonne histoire repose sur des thèmes universels, un perpétuel renouvellement donnant l'illusion de la modernité. Oscillant constamment entre le manichéisme et la complexité, il confronte le psychiatre et le politique aux polémiques du moment, les incitant malicieusement à prendre parti. Ce n'est pas la moindre des roublardises de ce tour de force inattendu du réalisateur de Very Bad Trip !

Répétons-le encore une fois: il y a toujours quelque chose de bon à prendre, de stimulant à explorer, quand une œuvre est clivante. Avec Joker, on est pourtant assez mal servis: à l'heure des réseaux sots-ciaux et des tweets imbéciles, les polémiques se font ras-du-bulbe, entre ode aux Gilets Jaunes et menace d'une épidémie de violence gratuite. Alors que les deux heures du film sont dix fois moins dangereuses que trente secondes de Touche pas à mon poste...

Si la modernité du film, qui retrace l'émergence d'un leader de mouvement social sur fond de déréliction urbaine, est indéniable, elle est surtout en trompe-l'œil. Au-delà de l'ambiance seventies, omniprésente, c'est surtout la richesse des hommages cinéphiliques qui inscrit le film dans un passé sans cesse perpétué: Joaquin Phoenix, impérial, n'est pas le premier à s'inspirer du Conrad Veidt de L'Homme qui rit, mais le film évoque avant tout Fritz Lang dans sa propension à décrire les foules, la trajectoire du Joker pouvant être vue comme l'exacte opposée de celle du tueur d'enfants de M le Maudit. La référence à la Valse des Pantins de Scorsese, accréditée par la présence d'un Bob de Niro juste comme il faut au générique, est quant à elle - trop? - évidente. Le scénario, qui mêle des histoires de bâtardise et de condamnation au mal, recycle les mythes fondateurs tels que celui d'Abel et Caïn, comme ont toujours su faire les créateurs de comics. Mais on reconnaîtra la qualité hautement supérieure de ce dernier opus par rapport à l'overdose de produits dérivés cinématographiques de ces dernières années.

Comment Arthur Fleck, comédien minable et ancien patient de l'asile d'Arkham tentant de se réinsérer en enchaînant des petits boulots de clown, devient-il le Joker? Et de quoi souffre-t-il, au fait? Un interne de première année y perdrait ses petits... Si l'on met de côté la grosse ficelle scénaristique de l'hallucination visuelle - symptôme assez rare dans les maladies non organiques, rappelons-le - qui permet, depuis Psychose, de faire, avec les dégâts que l'on sait, de niimporte quel criminel "fou" un schizophrène, le tableau clinique de Fleck est assez intéressant et plutôt raccord avec les éléments anamnestiques: soit un enfant martyr ayant gardé les séquelles neurologiques des nombreux coups reçus, à l'origine d'un tableau neuropsychiatrique de type frontal, et, surtout, étant confronté au devenir de nombreuses victimes de psychotraumatisme, quand hélas elles sont doublement rejetées - par leurs bourreaux et par la société, ce que décrit très bien le film, notamment concernant le sort réservé aux malades mentaux dits ambulatoires.

Ainsi, la violence acquise du Joker est bel et bien une violence psychiatrique - tous les ingrédients sont présents pour aboutir à son funeste destin, que ce soit l'impulsivité ou encore la réorganisation post-traumatique de la personnalité, entre schémas de méfiance et d'exclusion - mais c'est surtout une violence qui nous est renvoyée en miroir, rendue possible en raison d'une profonde inadaptation de la société à accueillir et prendre en charge la souffrance de gens jugés trop déviants. Au-delà des polémiques sur la dangerosité psychiatrique, qui bien entendu existe dès lors que l'on n'exclut pas de façon fort commode les troubles graves de la personnalité du champ de la maladies mentale, le film nous invite à ne pas céder au manichéisme tout autant qu'il nous rappelle la triste vérité, le drame même, de la pathologie post-traumatique: si en surmonter la souffrance peut aboutir au meilleur, s'y perdre est hélas loin d'en être l'exception. L'histoire de Batman et du Joker, en somme...
 

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