Etre femme des sixties

Article Article

Critique de "L'Evénement", de Audrey Diwan (sortie le 24 novembre 2021)

Etre femme des sixties

Début des années 60. Une jeune fille de province qui débute ses études est confrontée à l'inenvisageable : une grossesse accidentelle. Pour garder l'espoir d'avoir une vie à soi, et pourquoi pas de la réussir, elle engage une course contre la montre et un parcours du combattant, celui d'un avortement clandestin. Lion d'Or au Festival de Venise, Audrey Diwan fait sien le récit d'Annie Ernaux et nous propose un geste de cinéma puissant et sans fausse note, nous laissant à la fois KO et lucides sur l'enjeu de la contraception et de l'IVG. 

L'événement. Un mot fourre-tout bien pratique, un mot carrefour qui englobe l'anecdotique et l'important. Une situation qu'on ne nomme pas. D'ailleurs, en 1963, la France sort tout juste d'autres événements, cette longue guerre que l'on se refusait à désigner officiellement ainsi. C'est bien à une guerre que nous convie Audrey Diwan pour son deuxième film, la guerre des femmes, de toutes les femmes, du moins celles qui ont le courage ou la conscience de devoir la mener, du moins celles de cette époque. La guerre des femmes pour exister au sein d'une société qui les objectalise, qui les empêche, et de façon plus officielle, car gravée dans le marbre de la loi, que celle qui est menée pour empêcher la décolonisation. Le premier choc du film est bien d'être à la fois totalement collé, et avec très peu de moyens narratifs, aux enjeux de son époque, et de les rendre intemporels et universels - le décor est d'ailleurs souvent laissé dans le flou, tel un halo entourant le corps et le visage de son héroïne, filmés au plus près. Cette société si différente, ces moeurs si datés, ne sont que la fine couche de vernis qui recouvre l'individualité universelle des êtres confrontés à la soumission, à la contrainte, à la violence des rapports de domination. C'est en dessous de cette couche, au coeur de ce magma humain que le film plonge - pour nous laisser en apnée - tout comme l'aiguille ou la sonde effractent le corps et l'esprit totalement conscients d'Anne, femme soldat, déterminée, tendue vers le seul but de pouvoir choisir son avenir. 

Dans son dispositif, dans sa portée également, L'Evénement rappelle Jusqu'à la garde, un autre film sociétal - on espère d'ailleurs qu'il connaîtra le même destin - avec le Lion d'Or cela semble d'ailleurs bien parti. Prenant également à bras le corps un fait de société emblématique, en immersion aux côtés d'un seul personnage, dans une narration rectiligne, un enchaînement de micro-événements, de comportements, de choix, l'urgence évitant de se poser trop longtemps sur une relation ou un dilemme, une direction inexorable vers un dénouement qui s'autorise la déflagration émotionnelle d'avoir trop contenu et supporté, une impeccable articulation entre cadrages précis et défaillances ponctuelles, Diwan accomplit un geste de cinéma d'une pureté et d'une précision qui laissent pantois, une réalisation à l'os et sans scories.

Pour porter une telle histoire, il fallait bien sûr trouver l'actrice et le jeu adéquats. C'est évidemment parce qu'elle réussit cela que Diwan élève son film à un tel niveau d'intensité, mais elle excelle également à donner vie et corps à chaque personnage secondaire, qui existe immédiatement et malgré peu de scènes, peu de mots. Parmi sa distribution, pour incarner Anne, Diwan aurait pu choisir l'étoile montante Luàna Bajrami - très juste dans son rôle d’amie fidèle et que la profondeur sensible, la diction et le regard apparentent à Dominique Blanc. Mais elle lui a préféré le regard d'acier, l'opiniâtreté taiseuse, le phrasé presque sans affect, en tout cas sans affectation, d'Anamaria Vartolomei. C'est un bon choix : celle-ci porte le film et y incorpore sa matière, son énergie, sa magie, tout comme sa réalisatrice semble l'avoir fait pour le livre d'Annie Ernaux, dont le film est tiré. Cette ligne tracée entre ces trois femmes semble l'être entre toutes les femmes. Ce n'est pas grandiose, mais c'est important. 

Les gros dossiers

+ De gros dossiers