Gizela Jagielska, 44 ans, gynécologue et directrice adjointe d’un hôpital dans le sud du pays, a vu l’élection du nouveau gouvernement en décembre 2023, comme un espoir de faire évoluer les lois de médecine reproductive. Six mois plus tard, les changements tardent et cela impacte fortement la relation des médecins avec leurs patientes. Pour What’s up Doc, cette spécialiste en obstétrique, gynécologie et médecine fœtale revient sur sa difficulté à faire correctement son travail, dans un pays où la pratique gynécologique est autant contrôlée.
What's up Doc : Vous êtes l’une des rares médecins à accepter de réaliser des avortements à l’hôpital, en Pologne. Comment appréhendez-vous le climat actuel autour de l’accès à l’IVG ?
Gizela Jagielska : Quand je suis devenu médecin, en 2005, l'avortement était possible en cas de viol, d'inceste, de danger pour la mère et de malformation du fœtus. Ce qui était déjà restrictif. Mais lorsque le PIS [parti conservateur Law and Justice party] est arrivé au pouvoir en 2015, tout a changé. Ils ont arrêté les aides financières publiques à la fécondation in vitro et quelques années plus tard, en 2018, ils ont modifié la loi, pour réduire l’accès à l’avortement. Ces décisions ont impacté directement mon travail de médecin.
Aujourd’hui, il n’est plus possible d’avorter en cas de malformation du fœtus. L'avortement est possible uniquement si vous êtes victime d'un viol jusqu'à douze semaines de gestation, que vous avez porté plainte et que le viol est reconnu ou si votre vie est menacée. Et c'est tout. En décembre, un nouveau gouvernement, Coalition civique (KO), s’est installé. Depuis, on observe de légers changements. Par exemple, le financement public de la fécondation in vitro a repris et la pilule du lendemain pourrait être autorisée sans ordonnance, dès 15 ans. On verra.
« En janvier, la police est venue devant l'hôpital et ils ont pris les banderoles des manifestants anti-avortement. C'était la première fois que la police venait pour nous protéger et non pour les protéger, eux »
Dans ce contexte, avez-vous arrêté de pratiquer des avortements ?
GJ. : Non jamais. C’est mon travail, vous savez. Je suis gynécologue. Depuis que je suis médecin, je fais des avortements. J’ai commencé juste après mes études, et j’ai continué dans tous les lieux où j’ai exercé. Même lorsque je travaillais à l’hôpital universitaire, nous pratiquions des avortements. Principalement à cause d’anomalies fœtales d’ailleurs.
Ici, j’ai été nommée cheffe adjointe. Ce qui m’a donné la latitude de créer ce lieu. Avec les équipes médicales, on était d’accord pour tout faire dans cet hôpital. Que ce soit des opérations, des accouchements et bien sûr des avortements. Cela fait partie de ma spécialisation. Je ne verrais pas pourquoi je ne pourrais pas le faire alors que c’est légal de pratiquer des avortements, restreint mais légal. Cette spécialité, gynécologie, je l’ai choisi justement parce que l’on peut faire plein d’actes différents. Vous pouvez passer toute votre journée au bloc opératoire, vous pouvez choisir la pratique ambulatoire, vous pouvez vous occuper des FIV, vous pouvez vous occuper de l'oncologie. Il y a donc vraiment beaucoup de choix.
Est-ce que cette volonté affichée de poursuivre les avortements vous a fallu des menaces ?
GJ. : Oh oui ! (Rires) Les protestations ne sont pas rares devant l’hôpital. Il y a des manifestations chaque semaine. Mais depuis le changement de gouvernement, en décembre, le rapport de force a changé. En janvier, par exemple, la police est venue et ils ont pris les banderoles et les affiches des manifestants anti-avortement. C'est important de le noter, parce que c’était la première fois que la police venait pour nous protéger et non pour protéger les manifestants anti-avortement. C’est la première fois, depuis 2015, que la police leur disait qu'ils n'étaient pas autorisés à se tenir devant notre hôpital pour une manifestation anti-avortement.
« On arrive à des situations extrêmes parce que certains médecins n’appliquent pas la loi et mentent à leurs patientes en leur disant que tout va bien »
Cette coalition de partis centristes, Coalition civile (KO), entend aussi revenir sur l’encadrement strict de l’avortement, mis en place par le PiS. Pensez-vous que votre rôle de médecin est amené à évoluer ?
GJ. : J’espère ! Mais à l’heure où je vous parle, nous avons toujours la même loi. Les possibilités d’avortements n’ont pas évolué. Rien n'a changé. On peut supposer que ça va aller mieux, mais pour l’heure, c’est beaucoup d’attente. Par exemple, je fais partie de l’association « Société polonaise de santé reproductive et sexuelle » (Polskie towarzystwo zdrowia reprodukcyjnego i seksualnego). C’est une association sur la santé reproductive et nous réalisons des fiches directrices spéciales sur l’avortement. On a été approchées par les équipes du nouveau gouvernement pour que ces fiches synthétiques deviennent des références nationales sur la manière de pratiquer un avortement en Pologne. C’est un premier pas encourageant. On attend de voir.
Beaucoup de femmes disent avoir peur d’aller à l’hôpital, notamment lors de leur grossesse. Est-ce que cela impacte votre pratique de la médecine ?
GJ. : Bien entendu ! Déjà on a du mal à gérer les demandes parce qu’on a des patientes qui arrivent de tout le pays pour être prises en charge chez nous. Et puis, elles ne se sentent pas en confiance, ce qui est tout à fait normal, mais résultat on se retrouve à devoir recréer un lien de confiance avant de pouvoir les prendre en charge. Très peu de gynécologues acceptent aujourd’hui de pratiquer des avortements. Cela doit changer. Et vite ! On voit une évolution chez les jeunes, mais ce n’est pas suffisant parce que des femmes continuent de mourir à l’hôpital par manque de soins.
L'an passé [en mai 2023], Dorota Lalik est décédée à l'hôpital, trois jours après son admission. Le médecin a vu qu'il y avait une anomalie avec sa grossesse, mais il ne lui a pas dit. Elle avait perdu les eaux avant son terme et l’équipe médicale lui a dit de lever les jambes pour que les eaux reviennent. Ce qui n’est physiquement pas possible. Au final, son fœtus de 20 semaines est mort et elle aussi. On arrive à des situations extrêmes parce que certains médecins n’appliquent pas la loi et mentent à leurs patientes en leur disant que tout va bien. De fait, certaines femmes ont peur d’être enceinte parce qu’elles se disent que même s’il y a une anomalie, on ne leur dira pas. Il y a beaucoup inquiétudes à ce sujet, et je ne peux que les comprendre.
« Il faut que cette loi change pour que les femmes puissent avorter librement et que l’on ne soit plus aussi seules à faire ce travail »
Aujourd’hui vous arrivez-vous aussi à former des médecins ?
GJ. : J’ai été professeure de médecine dans une fac universitaire, donc oui, je forme de futurs médecins. Dans l’hôpital où je travaille, on a neuf stagiaires. Et bien sûr, on leur apprend à pratiquer des avortements médicamenteux comme chirurgicaux. En Pologne, la situation des internes en gynécologie et obstétrique est compliquée. Peu de médecins souhaitent se spécialiser dans cette branche, donc il y a peu d’ouvertures de places. De fait, dans notre hôpital, toutes les places sont prises tout le temps, principalement par des étudiantes d’ailleurs.
Cet engagement en faveur des droits reproductifs fait-il de vous une médecin militante ?
Je ne pose pas la question si c’est une pratique militante. Moi, je fais juste mon travail de médecin. Et pour vous répondre, notre principal problème ici, c’est le manque de places. Nous n'avons pas beaucoup d'endroits pour hospitaliser les femmes qui viennent nous voir. C'est un problème quotidien pour nous. Nous devons gérer des femmes qui viennent vraiment de toute la Pologne, dans des situations souvent très difficiles. Donc il faut que cette loi change pour qu’elles puissent avorter librement et que l’on ne soit plus aussi seules à faire ce travail. Là, mon travail changera vraiment parce qu’on ne sera plus autant submergés.
La bio express de Gizela Jagielska
2005 : diplômée de médecine spécialité obstétrique et gynécologie, université de Wroclaw (sud-ouest de la Pologne)
2006 : commence à travailler comme médecin dans à l’hôpital universitaire de Wroclaw
2015 : termine un diplôme en médecine fœtale et change d'hôpital
2016 : devient directrice adjointe et cheffe du service d'obstétrique et de gynécologie de l’hôpital Olesnica (sud-ouest)