C'est l'amer qui prend l'homme

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Critique de "Albatros", de Xavier Beauvois (sortie le 3 novembre 2021)

C'est l'amer qui prend l'homme

Un gendarme, responsable d'une petite unité à la caserne d'Etretat et épanoui dans son foyer et son métier malgré une confrontation récurrente et parfois douloureuse à la misère et la violence humaines, voit sa vie basculer alors qu'il tente de sauver un agriculteur, qu'il connaît bien, du suicide. Parfois convaincant et touchant, parfois démonstratif et empesé, cet "Albatros" a du mal à s'envoler, tant maladroite est sa posture. Et c'est vraiment dommage....​

Il y a chez Xavier Beauvois une aptitude à scruter la souffrance des êtres conjuguée à une abnégation qui finalement finit par y participer, et son nouveau film est une exploration louable et pertinente d'un trouble de mieux en mieux décrit et hélas de plus en plus observé: le traumatisme vicariant, encore appelé traumatisme compassionnel, mélange complexe d'épuisement professionnel, d'état de stress post traumatique - par empathie voire identification - et de dépression. C'est lorsqu'il explore cette voie que le réalisateur nous touche le plus, que ce soit par l'impact de l'événement traumatique sur son héros, campé par le toujours solide, dans la force comme le désarroi, Jérémie Rénier, ou encore par la description de ses proches, tous déboussolés, entre impuissance et inquiétude. C'est aussi parce qu'il a choisi de décrire trois milieux professionnels tout autant solidaires que solitaires, où en tout cas renoncer pour se préserver tout comme communiquer sur ses ressentis ne vont pas de soi, que son propos résonne autant.

On reste pourtant perplexes à la fin de la projection. Pour quatre raisons principales, ce qui fait beaucoup. La première, c'est qu'en choisissant de confronter le jeune lieutenant à une triple culpabilité, Xavier Beauvois a indéniablement et inutilement chargé une barque scénaristique qui n'avait pas besoin de toutes ces dimensions traumatiques pour nous embarquer et nous éclairer. Sans que cela nuise profondément au film, il y a dans cette deuxième partie un virage - accentué par les choix de musique et de mise en scène - trop lourdement amorcé. Ensuite, la distribution n'est pas assez homogène pour nous emporter dans une puissance de jeu; on sent que Xavier Beauvois a été tenté par l'aspect "authentique", presque documentaire, de certaines parties, mais cela crée un déséquilibre avec le jeu très calibré de Rénier, ce qui va jusqu'à le desservir, faisant ressortir des côtés "à l'américaine" habituellement contrebalancés par sa subtilité - on retiendra la très mauvaise scène de réprimande du jeune à scooter. Ajoutons une tendance à empiler, à force d'être effleurés, une succession de lieux communs censés ancrer le film dans une actualité qui n'en avait pas besoin: entre des débats sur la composition du kebab, la difficulté à faire des enfants dans un monde pré-apocalyptique ou encore les inévitables tirs par LBD, pas besoin de nous rappeler qu'on est en 2020 - pas de référence au COVID par contre, le film doit commencer à dater. 

Mais la raison essentielle à cette déconvenue, agrémentée de notre pointe de mauvaise foi sur des aspects finalement mineurs pris isolément, est que Beauvois, le réalisateur du si complexe Des hommes et des dieux, où cohabitaient des saints et des terroristes traités à égalité dans une mise en scène jamais verticale, semble avoir perdu tout sens de la nuance. Ce qui est encore plus rageant tant la scène inaugurale de cet Albatros mêlait de façon magistrale la banalité et l'extraordinaire, le tragique et le burlesque, rendant impossible un sens de lecture préétabli, et retranscrivant ainsi la complexité d'assimilation d'un évènement traumatogène. Ajoutée aux trois défauts précédemment cités, on notera une tendance sulpicienne, et qui ne fera que se confirmer voire se renforcer dans le développement du scénario et de la réalisation, à décrire et faire se comporter ses protagonistes uniquement sous l'angle de la droiture morale. Ceci finit par étouffer, sous l'accumulation de comportements tous plus dignes les uns que les autres, la moindre ambiguïté, à gommer la moindre aspérité de ces personnages qu'on aurait instantanément envie de canoniser, au moins civiquement. Alors, tel l'albatros de Baudelaire, ce film aux ailes empesées par tous ces géants qui l'habitent en devient finalement empêché. 

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