Bobologie et médecine de guerre

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Critique de "La Fracture", de Catherine Corsini (sortie le 27 octobre 2021)

Bobologie et médecine de guerre

Un couple de parisiennes et un "gilet jaune" provincial se retrouvent coincés, un soir de manif, dans un service d'urgences au bord de l'implosion. Catherine Corsini réussit, en le percutant au réel, à sublimer son matériau de départ, pourtant hautement pourvoyeur de clichés.

La plus grande qualité du nouveau film de Catherine Corsini est indéniablement son énergie, qui porte cette Fracture de bout en bout, sans jamais nous lâcher ni nous perdre un seul instant. Elle est à la fois d’un seul trait, net et incisif, et évolutive, multiple, à l’image de ces classes, de ces archétypes sociaux qu’elle se plaît à réunir dans ce service des urgences en grève et saturé, non pas pour les dynamiter mais plutôt pour leur donner une occasion de plus en plus rare : se parler et se connaître, vraiment. Et quelle autre circonstance que la maladie, la souffrance, pour faire tomber les barrières et les masques ?

Cette énergie démarre sur un mode enthousiaste, presque vaudevillesque, alors que l’on suit les prises de tête assez pitoyables - mais très drôles - de Julie et Raf, couple de parisiennes aisées que Corsini installe avec une réjouissance telle qu’elle permet d’évacuer tout malaise par rapport à la caricature « bobo » dont elle use allègrement. Il n’est nul besoin de savoir qu’elle livre une partie de sa propre histoire pour percevoir qu’elle se moque avant tout d’elle-même, en tout cas de son milieu. En les faisant débarquer aux urgences pour ce qui est à peine plus qu’un bobo de bobo, ou en tout cas présenté comme tel, en les confrontant à des souffrances bien plus vastes, elle semble élargir non seulement le champ de vision de ses héroïnes mais le sien propre, celui de la citoyenne qui s'interroge, voire sa façon d'appréhender sa réalisation, son cinéma, son pouvoir. Et fait glisser la vivacité de la mise en scène vers des territoires et une atmosphère plus sombres. Vont peu à peu cohabiter, sans jamais se nuire, trois tonalités : le burlesque du début, entretenu par une Valeria Bruni-Tedeschi impériale et drôlatique, bien aidée par Pio Marmaï en "gilet jaune" un peu frontal ; la tension alimentée par le conflit social qui s'importe jusqu'au sein des urgences, l'insurrection confinant à la guerre civile ; et aussi une forme de douceur plus impalpable, moins évidente, incarnée par ce beau personnage d'infirmière, dévouée sans être dupe, ou encore par ces moments où Marina Foïs, qui hérite probablement du rôle le plus nuancé, erre dans les couloirs déserts de l'hôpital. Même si on la sent moins à l'aise, probablement par pudeur, pour faire exister réellement ces personnages de soignants ou de manifestants, Corsini a le don de ne pas déséquilibrer cet ensemble et les nombreux niveaux de lecture qui s'en dégagent.

Le récit se condense brutalement et superbement sur une quinzaine de minutes, au dernier tiers du film, donnant des scènes d'une intensité dramatique et humaine comme il en existe rarement au cinéma. Corsini réussit à nous saisir en nous confrontant à l'accélération des violences jusqu'ici contenues, à la coagulation des souffrances progressivement et méthodiquement exposées. Et c'est cela qui est superbe : au sein de ce mille-feuilles de souffrances qui se superposent, chacune a sa légitimité, aucune ne s'impose hiérarchiquement, même celle, apparemment anodine, de cette femme qui se heurte à sa propre finitude et à celle de son couple. Chacun a ses raisons, semble nous dire Corsini, et c'est bien parce qu'un problème au départ global et collectif s'exprime en une gamme infinie de situations que ces raisons deviennent inaudibles pour l'Autre, et que nous finissons collectivement par nous opposer et nous nuire, nous éloignant dudit problème et nous condamnant à l'aggraver. 

 

 

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