Transplantés cardiaques : la Nouvelle-Aquitaine au bord de la rupture

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Les trois plus grands spécialistes de la transplantation cardiaque de la région Nouvelle-Aquitaine auraient été victimes de harcèlement moral. Deux ne travaillent plus dans le domaine, un autre est sur le départ. Autopsie d’un scandale sanitaire. 

Transplantés cardiaques : la Nouvelle-Aquitaine au bord de la rupture

Tout a commencé par une alerte lancée en 2015 par le Dr Florence Rollé, cardiologue réanimateur qui avait pris la tête du service de réanimation de la chirurgie cardiaque du CHU de Limoges, deux mois avant le décès inopiné du professeur Marc Laskar, en juillet 2015. 

Pour le Dr Rollé, le centre de transplantation cardiaque de Limoges a fait face en 2015 « à de graves dysfonctionnements avec des décès anormaux, nous avons eu une dizaine de morts inexpliqués et on s’est rendu compte qu’on avait même essayé de camoufler des choses ».

Elle a donc choisi de « dénoncer les faits en interne ». Si bien que l’ARS a décidé de fermer en avril 2016 le centre de transplantation cardiaque de Limoges. Ce qui signifie que les patients transplantés cardiaques de la région ont été adressés au CHU de Bordeaux. Tandis que le Dr Rollé se faisait une réputation d'empêcheuse de tourner en rond, dont elle allait pâtir...

Restructuration 

Le Dr Rollé, grande spécialiste de la transplantation cardiaque a été « isolée » selon l’intéressée, avant de subir, comme d’autres de ses collègues chirurgiens, un « harcèlement grave ». Elle a tout d’abord été destituée de ses fonctions administratives par le CME. Puis, « on m’a carrément enlevé mon activité de réanimation, on m’a placardisée, on a falsifié mon dossier, on a volé un dossier dans mon bureau et on a fini par m’agresser… », rappelle le Dr Rollé qui a été arrêtée durant six mois, avant de subir un nouvel harcèlement à son retour au CHU de Limoges en septembre 2017. En son absence, « les transplantés cardiaques à Limoges se sont retrouvés complètement à l’abandon entre les mains de non-spécialistes… », déplore le Dr Rollé.
 
En arrêt de travail durant près de deux ans au total, elle a un moment pensé à « mettre fin à mes jours », avant d’être « sauvée » par ses collègues de travail et le soutien de l’association nationale Jean-Louis Mégnien (ANJLM), qui vient en aide aux personnels hospitaliers harcelés et en souffrance. Le président de l’association, le Pr Philippe Halimi, se souvient que le Dr Rollé était « au bord du suicide » quand il a été sollicité pour lui venir en aide en 2017.
 
Pour le Pr Halimi, le Dr Rollé « est une personne extrêmement brillante dans son domaine qui a dénoncé des comportements anti-déontologiques, des falsifications de dossiers, mais aussi des décès anormaux. » Ce sont les raisons pour lesquelles elle s’est retrouvée « en porte-à-faux, à la fois avec des collègues d’autres services et la direction », ajoute le Pr Halimi, tout en précisant que « le suivi des patients transplantés cardiaques est une sur-spécialité assez rare qui compte environ une vingtaine de spécialistes de France. »

En général, ces spécialistes sont donc des « cardiologues réanimateurs qui se spécialisent dans ce domaine parce que les patients transplantés sont en général sous immunosuppresseurs et sont exposés à la fois à des infections opportunistes qui peuvent être graves voire mortelles, mais aussi des pathologies cancéreuses induites par ces traitements », poursuit le Pr Halimi.

Le rapport de l’Igas bloqué au ministère

 
Pour en revenir au centre de transplantation cardiaque du CHU de Limoges, l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) a fait deux fois le déplacement à Limoges (en 2016 et 2017), avant d’émettre la recommandation suivante : renforcer l’équipe de suivi des transplantés cardiaques du CHU de Bordeaux en y intégrant le Dr Rollé. Mais cette solution s’est heurtée à un refus de la direction générale du CHU bordelais :

« L'Igas a proposé à Florence Rollé de travailler à mi-temps au CHU Bordeaux avec une anesthésiste réanimatrice qu’elle connaissait bien puisqu’elle l’avait formée, confie le Pr Halimi. Le rapport de l’Igas a été probablement bloqué au niveau du ministère de la Santé. Il y a eu un veto de Bordeaux, notamment du directeur général de Bordeaux, Philippe Vigouroux, qui ne désirait pas entendre parler de Florence Rollé. »
 
Contacté par What’s up Doc, le service communication du CHU de Bordeaux confirme ce refus : « La suggestion a été faite au CHU de recruter Mme le Dr Florence Rollé, mais la communauté cardiologique ne le souhaitait pas. Le directeur général a donc formulé une réponse négative ».

Mais ce qu’il ne dit pas, « c’est que je ne connais pas cette communauté cardiologique car que je n’ai jamais travaillé avec eux. Par contre, la transplantation cardiaque dans la région est gérée par trois médecins qui voulaient tous les trois travailler ensemble », riposte le Dr Rollé.

Échec de la médiation nationale

En outre, une médiation nationale a été tentée en 2018 à propos de la situation du Dr Rollé sous l’autorité du médiateur national, Édouard Couty. Ses premières conclusions allaient dans le même sens que celles de l'Igas, mais le CHU de Bordeaux s’est opposé à la poursuite de la médiation. Pire : « L’Association Jean-Louis Mégnien a alerté le ministère, mais ce dernier n’est pas intervenu. Il a couvert le refus de la direction générale du CHU de
Bordeaux d’aller à la médiation », selon le Pr Halimi.
 
Il fallait s’y attendre : ce statu quo a contribué à noircir un peu plus un tableau qui était déjà bien assez noir comme cela. Notamment parce que « les médecins de Limoges ont détruit mon image sur Bordeaux, mais qu’ils ont en même temps détruit ma collègue du CHU de Bordeaux. Donc, les deux seuls médecins responsables de la transplantation cardiaque en Nouvelle-Aquitaine sont tous les deux empêchés de travailler, contrairement aux préconisations de l'Igas », déplore le Dr Rollé.

En effet, la responsable du programme de transplantation cardiaque du CHU de Bordeaux est à son tour en arrêt maladie depuis plusieurs mois, « suite à des actes pouvant être assimilés à du harcèlement moral et qui l’ont conduit au burn-out il y a un an », confie le Pr Halimi.

Personne pour prendre en charge sérieusement les transplantés

Hospitalisée, la responsable du programme de transplantation cardiaque du CHU de Bordeaux formait un duo avec un jeune cardiologue, qui quitte aujourd’hui le CHU, dans le suivi pré et post-transplantation au CHU de Bordeaux (environ 300 malades transplantés cardiaques). « Résultat des courses, il n’y a plus personne dans la région pour prendre en charge sérieusement les transplantés », poursuit le Pr Halimi.

Pour le Dr Rollé, cela signifie que l’on va désormais « confier le suivi des transplantés cardiaques à des médecins qui ont une formation insuffisante : des internes en fin de cursus ou de jeunes chefs de clinique qui tournent tous les deux ans. » Et de poser la question suivante : « Comment peut-on affirmer que des patients transplantés cardiaques sont suivis de façon optimale avec des médecins qui n’ont jamais fait de suivi de greffe ou qui sont des internes ? »
 
Et d'ajouter : « Quand on manipule des immunosuppresseurs, il faut savoir exactement comment on les manipule pour les transplantés, il faut connaître les effets secondaires des traitements. »

Appeler à l'aide dans le dos du patient

 
Or, « si vous n’êtes pas médecin spécialisé, vous allez faire quoi ? Est-ce que vous êtes capable de dire ce que vous allez faire lorsqu’il y a un rejet de greffon ? Non, donc vous allez appeler dans le dos du patient pour savoir ce qu’il faut faire. Or, c’est actuellement ce qui se passe aujourd’hui dans les CHU de Limoges et de Bordeaux… Mais le patient n’est pas au courant, il ne sait pas qu’il est suivi par un médecin non compétent dans ce domaine. »
 
Quelles sont les conséquences et les risques pour les patients transplantés cardiaques de la région ? « Quand le patient n’est pas suivi par un médecin spécialisé, on passe à côté de toute la spécificité qu’est la greffe cardiaque, rappelle le Dr Rollé. On peut passer à côté d’un rejet, on peut surdoser un patient en immunosuppresseur, voire le sous-doser. Le risque de décès et de complications liés à la greffe augmente évidemment quand les spécialistes ne sont plus là…  »
 
Pour le Dr Rollé, il s’agit donc d’un « scandale sanitaire », car « non seulement, on a eu des décès, mais on a encore des patients qui sont à l’abandon ou qui sont encore en train de mourir… » Quant aux patients qui pourraient avoir besoin d'une greffe, ils ne sont peut-être pas informés comme il se doit en Nouvelle-Aquitaine, selon le Dr Rollé : « Pour être dans l’attente d’une greffe, il faut déjà qu’on vous l’ait dit, car il faut remplir des critères pour être sur la liste d’attente. Mais peut-être que, dans les conditions actuelles, les médecins ne leur disent même pas qu’ils ont besoin d’une greffe. Il est donc possible qu’on les laisse comme ça, sans rien faire… Autrefois, je les prenais en charge, il y avait un plan de prise en charge de ces patients. Mais aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’il se passe. »
 

Dégâts collatéraux

Cette situation dramatique fait dire au Dr Rollé que l’on « se moque de la situation des transplantés cardiaques en Nouvelle-Aquitaine ». Pourtant, « des profils comme le mien, des transplanteurs, on en a besoin dans toute la France, mais on m’a bloqué dans tous les établissements… »
 
Et d’accuser « les directeurs qui ont tous les pouvoirs aujourd’hui », ces « petits chefs qui deviennent responsables de pôles ou PCME (Président de la Commission Médicale, NDLR). Tout ce petit monde vous bloque dès que vous la ramenez, dès que vous faites un peu d’ombre… Il y a de la jalousie dans notre métier, il ne faut pas se leurrer. Notamment quand on est une femme qui développe la réanimation, la transplantation et l’assistance cardiaques d’un établissement. »
 
Pour le Pr Halimi, il s’agit « d’un système qui fait tout pour garder la main, même si c’est au prix de dégâts collatéraux en termes de prise en charge des patients ».

Une spécialiste pour 300 transplantés ?

 
Depuis janvier, le Dr Rollé a été mise à disposition par le Chu de Limoges dans un hôpital de proximité. Elle a donc dû tirer un trait sur le suivi des transplantés cardiaques.
 
Quant à sa collègue de Bordeaux qui est en arrêt maladie, elle réfléchirait à reprendre à la rentrée une activité en mi-temps thérapeutique au CHU de Bordeaux, à condition toutefois que son arrêt de travail soit reconnu comme un accident professionnel.
 
« Mais si elle revient, quelles seront ses conditions de travail sachant qu’elle devra faire le travail de deux personnes à temps plein avec une file active de patients qui est énorme ? », s’interroge le Pr Halimi qui avoue avoir « très peur » pour la spécialiste qui est « encore très fragile ».
 
Cet énorme gâchis pourrait avoir à terme, si ce n’est pas déjà le cas, des conséquences sanitaires dramatiques dans la région Nouvelle-Aquitaine.
 

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