What’s up Doc. L’année dernière a été marquée par le débat sur ce que certains ont appelé les « violences obstétricales ». Est-ce un débat légitime ?
Amina Yamgnane. Oui, parce que les gynécos occupent une place particulière : en dehors de l’acte amoureux ou du viol, nous sommes les seuls individus au monde à demander aux femmes de se mettre toutes nues, à aller dans leur vagin, et à les voir s’exécuter. Je trouve donc ce débat assez salvateur. Nous sommes très en retard par rapport à la demande des usagères, ayant tendance à rester dans l’acte technique pur, sans forcément mesurer l’impact émotionnel de nos mots ou gestes. Nous avons du mal à sortir de notre zone de confort. Si les femmes n’étaient pas venues nous tirer le bas du pantalon, je ne crois pas qu’on aurait bougé aussi vite !
WUD. Comment vous êtes-vous retrouvée à parler de ce thème dans les médias ?
A.Y. Les médias me connaissent parce que j’ai participé à des émissions télé avec Sophie Davant ?il y a quelques années. Et il se trouve que j’ai un intérêt ancien pour ces questions. Dès 2004, la Société française de psychologie périnatale m’a demandé de faire une conférence qui s’appelait « L’obstétricien prévient-il ou provoque-t-il le traumatisme ? ». ?Ces discussions m’ont passionnée et je ne les ai plus jamais quittées. C’est pour cela qu’au niveau du Collège [le Collège national des gynécologues et obstétriciens français, NDLR], quand cette histoire de violence obstétricale a pris de l’ampleur l’été dernier, j’ai accepté de répondre aux appels de la presse.
(Cliquer sur l'image pour agrandir)
WUD. Et avez-vous trouvé que le débat était bien posé ?
A.Y. Non, parce qu’on a mélangé des choses différentes. Il y a la violence véritable de certains praticiens, qui sont des délinquants professionnels. Ils ne sont pas nombreux, mais leurs effets sont dévastateurs. Il y a par ailleurs les médecins qui exercent en dehors des recommandations : touchers vaginaux abusifs, suture d’épisio sans analgésie, révision utérine systématique, manœuvres d’expression abdominales…
Et on mélange avec tout cela la question de l’aléa thérapeutique, du défaut d’information et du vécu des choses. Qu’une femme se sente violée par un toucher vaginal ne suffit pas à qualifier un gynéco de violeur…
WUD. Justement, la question de l’information et du consentement n’est-elle pas particulièrement cruciale en gynécologie ?
A.Y. Si. Le dilemme est le suivant : faut-il prévenir une femme qui a un retard de règles qu’au bout ?du processus, elle peut se retrouver avec un grand délabrement, une incontinence anale aux gaz et aux selles, une incontinence urinaire et un prolapsus vaginal ? Je devrais dire ça à toutes les femmes, mais je ne le fais pas, parce que l’enfantement doit nécessairement s’accompagner de la rêverie. C’est indispensable pour que la mère puisse s’attacher à son petit. Venir faire irruption dans cette rêverie avec notre prolapsus, c’est risquer de tout mettre par terre, et de provoquer chez certaines femmes une angoisse démesurée.
À ce train-là, 70 % des femmes demanderaient une césarienne programmée. Or ces dernières nous demandent une information loyale pour apporter un consentement éclairé. D’accord, mais nous avons besoin qu’elles nous aident à trouver la manière de donner ces informations sans faire l’éléphant dans le magasin de porcelaine.
Retrouvez en vidéo La Consult' d'Amina Yamgnane
WUD. Avez-vous déjà senti que vous étiez cet éléphant-là ?
A.Y. Ça m’arrive toutes les semaines ! Je continue de mettre les pieds dans le plat. Tout patient livre son corps à son médecin, et en gynéco, nous sommes sur un terrain particulièrement fragile : 10 à 15 % des femmes ont subi le harcèlement, le viol, l’inceste… L’immense majorité de ces patientes ne peuvent pas le dire, mais je dois en tenir compte quand même. C’est pour cela que j’essaie de pratiquer une écoute active des femmes. Au lieu de faire l’anamnèse classique à base de questions fermées, je pratique une anamnèse ouverte. La femme arrive, je lui demande ce que je peux faire pour elle, je la laisse se raconter, et je ne referme mes questions qu’ensuite. Cela me permet de réduire les risques de blesser, mais cela ne les élimine pas.
WUD. À vous entendre, la gynécologie a l’air d’un métier passionnant mais horriblement difficile. Pourquoi avez-vous choisi cette spé ?
A.Y. Il paraît que, dès que j’ai su parler, j’ai dit « Je serai docteur ». Mais je me souviens très bien, en troisième année de médecine, alors que je discutais avec un gynéco qui me disait que c’était la plus belle spécialité du monde, avoir répondu : « Regardez-moi bien : jamais de la vie je ne serai gynécologue. » Là-dessus s’est greffée mon histoire familiale. Toutes les femmes de ma lignée sont mortes prématurément d’un cancer de l’ovaire ou du sein : mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, deux de mes tantes… Ma mère est la première à avoir franchi la barre des 50 ans, parce que jeune étudiante, je lui avais dit qu’il vaudrait mieux qu’elle se fasse enlever les ovaires. Elle l’a fait mais à 65 ans elle a eu le cancer du sein. Donc toute psychanalyse faite, je pense que mon idée en faisant de la gynéco, c’était de sauver toutes les femmes de la famille (rires).
(Cliquer sur l'image pour agrandir)
WUD. Et pour atteindre ce but, pourquoi êtes-vous allée vous former en Belgique plutôt que dans votre Bretagne natale ?
A.Y. Je devais aller à la fac à Brest : une promo de 63 étudiants. Je n’en avais pas du tout envie, car pour moi, la fac, ce devait être la grande ville, les aventures… D’autre part, j’avais horriblement peur de rater le concours.
Des amis de mes parents m’ont suggéré d’aller en Belgique, à l’Université catholique de Louvain. Mes parents ont accepté et financé mes études. Et moi qui suis une anticléricale née, j’ai découvert dans cette fac catho un cadre idyllique pour étudier. Le niveau des examens était d’ailleurs tellement relevé qu’en réalité la sélection était aussi rude qu’en France. Mais au moins, avec ce système, ?tout le monde a la même chance devant l’obstacle.
WUD. Beaucoup d’étudiants en médecine français ont pris le chemin de la Belgique depuis…
A.Y. Oui. Mais à l’époque, c’était le début, nous n’étions que cinq ou six Français. Et puis je ne suis pas revenue tout de suite en France. J’ai épousé un Belge, j’ai travaillé à la clinique Saint-Luc de Louvain, ma fille est née en Belgique en 2003… J’y ai finalement passé 15 ans. Puis en 2004, mon mari, dont j’ai divorcé depuis, a voulu reprendre des études à Paris. J’ai donc trouvé un poste à Necker. Je ne devais y travailler qu’un an, et finalement j’y suis restée six ans.
WUD. Et pourquoi avoir quitté le public ?
A.Y. À Necker, les patientes venaient en piste d’atterrissage : on faisait le suivi de grossesse, l’accouchement, et on n’avait plus jamais de nouvelles. On développait des techniques de haute voltige, mais cela manquait un peu d’épaisseur. Un jour, je suis allée faire un remplacement dans le privé. Et tout à coup, j’avais des nouvelles des enfants, les femmes me racontaient leur vie… J’y ai trouvé mon compte. Je suis donc partie remplacer un médecin libéral qui travaillait aussi à l’Hôpital américain de Neuilly. Et me voilà aujourd’hui dans un cabinet libéral au pied de la Tour Eiffel, et à la tête de la mater’ de l’Américain !
« La politique, c’est une maladie grave, chronique et génétique »
WUD. Malgré les responsabilités que vous occupez, vous trouvez le temps de faire autre chose, à commencer par de la e-santé…
A.Y. Oui, je pense que le numérique est l’une des solutions aux problèmes dont nous avons parlé au début de cet entretien. Je suis en train de monter une appli de suivi de grossesse qui repose sur mon expérience de l’anamnèse ouverte. L’idée, c’est de permettre à la femme de préparer la consultation sur l’appli. Comme ça, quand elle arrive, on n’a plus besoin de lui demander la date de ses dernières règles, si elle a eu une appendicectomie… Cela permet au médecin de concentrer le temps dont il dispose sur le lien avec sa patiente. Il faut un temps d’apprentissage, mais je pense qu’une telle appli peut permettre une prise en charge plus rapide, tout en bâtissant un lien de confiance avec les femmes.
WUD. Mais ce n’est pas tout : vous avez également fait de la politique…
A.Y. Oui. Là aussi, toute psychanalyse terminée, je pense que j’ai fait cela par procuration pour mon père, qui a été ministre et député en France, et candidat à l’élection présidentielle au Togo. La politique, c’est une maladie grave, chronique et génétique. Donc quand en 2008, Bertrand Delanoë a cherché des personnalités non affiliées au Parti socialiste, de préférence femmes et basanées, je cochais toutes les cases et j’ai dit oui. J’ai été troisième sur la liste aux municipales dans le VIIe arrondissement de Paris. Mais je ne suis pas aussi douée que mon père, donc ça s’est arrêté, je n’ai pas été élue [rires] .
WUD. Vous n’avez pas tout à fait raccroché, puisque deux ans plus tard, vous avez fait la campagne de votre père aux présidentielles togolaises…
A.Y. Oui. J’avais décidé de quitter Necker, j’avais quatre mois de RTT à écouler. C’est à ce moment que mon père s’est présenté au Togo. Je lui ai dit que je n’avais pas d’argent pour le soutenir, mais que j’avais un cerveau et du temps. Nous avons bien travaillé pour cette campagne, notamment avec les médias français, mais finalement sa candidature n’a pas été validée.
WUD. On dirait que vous n’en avez pas tout à fait fini avec la politique…
A.Y. C’est vrai que je ne peux pas m’en empêcher, la politique est un magnifique levier de transformation des choses. Pendant la dernière présidentielle, je me suis même retrouvée à envoyer des SMS à Richard Ferrand (bras droit d’Emmanuel Macron pendant la dernière présidentielle, NDLR), qui est un ami. Il a été l’assistant parlementaire et le suppléant de mon père dans le Finistère. Je lui expliquais que Macron devait faire ceci, que Macron devait dire cela… C’était plus fort que moi, comme si Macron m’attendait pour savoir ce qu’il devait faire. Pour l’instant, j’aurais du mal à dégager du temps pour la politique, mais peut-être, un jour… Je n’ai pas dit mon dernier mot [rires] !
Bio Express
2000 • DES de gynéco-obstétrique de l’Université catholique de Louvain (Belgique) et chef de clinique à Louvain
2003 • PH à Necker (Paris)
2004 • Membre fondateur de la Société de psychopathologie périnatale
2014 • Chef du service de maternité à l’Hôpital américain de Neuilly-sur-Seine (92
Crédit photo : Matthieu Brillard