Les chiffres introuvables du suicide des médecins français

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Tout le monde s’accorde pour dire que la prévalence du suicide chez les médecins français est plutôt forte. Mais « forte », c’est combien, exactement ? Très difficile de le déterminer, car les statistiques sur le sujet sont étonnamment rares et incomplètes.

Les chiffres introuvables du suicide des médecins français

« Chaque année, 45 médecins se suicident », titrait Le Point en 2014, citant des chiffres fournis par l’Union française pour une médecine libre (UFML) à l’occasion d’un « happening » organisé devant le ministère de la Santé. « Le taux de suicide des médecins est à peu près le même que celui des agriculteurs », affirmait de son côté en 2017 sur RMC le Dr Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France (FMF). Des chiffres qui tendent à montrer que le suicide est un problème particulièrement présent dans la communauté médicale… et qui, pourtant, s’appuient sur des données limitées.

Telle est du moins l’opinion du Pr Michel Debout, professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé à Saint-Étienne, qui a travaillé sur le dernier rapport de l’Observatoire national du suicide. Il a notamment étudié les liens entre ce geste et le travail. « Les études sur le suicide des médecins sont parcellaires », indique-t-il. « On ne peut pas dire que les chiffres cités par les syndicats sont faux, mais il s’agit plutôt d’ordres de grandeur que de données vérifiables. »

La faute aux certificats de décès

Et cette pauvreté des données n’a rien de spécifique aux médecins. « Il est difficile d’avoir des éléments précis sur le suicide métier par métier, car les certificats de décès, qui devraient être la principale source d’information, mentionnent rarement le métier de la personne décédée », explique le Stéphanois. Résultat : seules les professions particulièrement mobilisées sur le sujet du suicide disposent de données plus précises. C’est notamment le cas des agriculteurs : leur caisse sociale, la Mutualité sociale agricole (MSA), effectue des enquêtes régulières sur le sujet.

Chez les médecins, on pourrait s’attendre à ce que le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom), représentant naturel de la profession qui n’est habituellement pas avare d’études statistiques en tout genre, fasse de même. Hélas, ce n’est pas le cas. « Le Cnom ne dispose pas de chiffres sur le nombre de suicides chez les médecins », nous indique-t-on du côté de la vénérable institution. « Ces données n’existent pas, le décompte semblant impossible, notamment pour les médecins libéraux. »
 

Un risque multiplié par 2,4 ?

Faute de grives, ceux qui s’intéressent au suicide des médecins français sont donc contraints de manger des merles, et de se référer à des travaux datant… du début des années 2000. Ils font souvent référence à ceux Dr Yves Léopold, généraliste avignonnais ayant effectué en 2003 une enquête portant sur 42 000 libéraux actifs dans 26 départements. On y apprenait qu’en 5 ans, 14 % des décès recensés dans cette population étaient dus à un suicide, soit 2,4 fois plus que dans la population générale. Malheureusement, le travail d’Yves Léopold, pour unique qu’il soit, était incomplet : pas de médecins salariés dans l’échantillon, surreprésentation des départements ruraux…

Depuis, peu de données nouvelles sont venues compléter celles du Provençal. On peut tout de même citer des travaux portant sur les idées suicidaires au niveau local (comme une étude de l’Observatoire régional de la santé du Limousin portant sur 1 000 praticiens, qui a montré qu’1 sur 6 avait eu des idées suicidaires au cours des deux années précédentes), des études portant sur certaines spécialités (comme celle sur la santé physique et psychique des généralistes effectuée en 2010 par la Drees1, et qui trouvait une prévalence des idées suicidaires comprise entre 1 et 4 % en fonction des régions étudiées). Quelques thèses de médecine générale sont venues compléter les connaissances, mais sans épuiser le sujet, loin de là.

« C’est pour cela que je plaide depuis longtemps pour des statistiques qui couvriraient au moins une dizaine d’années », insiste Michel Debout. Pour lui, l’enjeu n’est pas de savoir si les médecins se suicident plus ou moins que les autres, mais s’ils se suicident plus ou moins qu’avant. Il s’agit en outre de mieux connaître les caractéristiques des médecins qui se suicident, afin de mieux identifier les facteurs de risque. « Il nous faut un vrai outil épidémiologique », affirme-t-il. En attendant, ceux qui veulent en savoir plus sur l’épidémiologie du suicide des médecins doivent se tourner vers l’international… Les données concernant les autres pays ne sont pas parfaites, mais elles ont le mérite d’exister.

Source
1 Santé physique et psychique des généralistes. Etudes et résultats N° 731 • juin 2010 Dress

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