La pertinence des chiffres en question : l’exemple du coût d’une journée d’hospitalisation

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Dépenses publiques, coût de la santé ou dette : les chiffres envahissent le débat politique, en particulier à l’heure des arbitrages budgétaires. Présentés comme des évidences objectives, ils servent pourtant autant à éclairer qu’à orienter, voire à masquer. Encore faut-il savoir ce qu’ils mesurent réellement — et comment ils sont produits.

La pertinence des chiffres en question : l’exemple du coût d’une journée d’hospitalisation

© Midjourney x What's up Doc

Dépenses de santé, émissions de gaz à effet de serre, aides publiques aux entreprises, taux de délinquance, coût de la dette, de la fraude fiscale, du système de retraite, des aides sociales… Les dirigeants usent et souvent abusent de chiffres pour justifier leurs décisions ou encore leurs manières de faire ou, parfois, de ne pas faire.

En ce moment, à l’occasion de la discussion de la loi de finances pour 2026 au Parlement, nous avons assisté tous les jours à des batailles de « chiffres » entre parlementaires. Cependant, peut-on réellement s’y fier ? Et quelles significations leur accorder ?

Des chiffres à la valeur symbolique

Les mathématiciens attribuent, depuis l’époque mésopotamienne (environ 3000 av. notre ère) trois principales significations aux chiffres : économique, idéologique et mystique.

Les tablettes d’argile cunéiforme retrouvées à cette époque représentent à 80 % des textes administratifs de nature d’abord économique comportant principalement des données chiffrées. Il peut s’agir des dimensions d’un champ ou d’une maison, des rations de nourriture, des effectifs de soldats d’une armée, ou encore les volumes d’un stock.

Les nombres remplissaient aussi un rôle idéologique, notamment en fonction de leur importance. On peut citer le nombre 3 600 qui signifie à la fois « totalité » et « innombrable ». Les chiffres pouvaient également posséder une signification mystique. Les anciens Mésopotamiens associaient certains nombres à des divinités. Par exemple, on utilisait ou insérait le 15 (associé à la déesse de l’amour et de la guerre, Ishtar) pour montrer la puissance du nombre.

Un chiffre, trois dimensions

D’une manière étonnamment similaire à celle des Mésopotamiens, de nos jours, les gestionnaires considèrent aussi que leurs matières premières que représentent les chiffres sont à la fois le résultat d’une technique de calcul, d’une philosophie, et d’une représentation de la réalité. Cette signification en trois dimensions qui jalonne l’histoire des chiffres pousse à analyser plus en détail les manières dont ces chiffres (ou nombres) sont produits, alors même que nous disposons de peu d’outils pour évaluer la valeur scientifique de ces chiffrements.

Dans l’un de nos derniers articles, nous montrons que la valeur scientifique de ces chiffrements provient avant tout de leur pertinence, qui correspond à une mesure de l’utilité d’une réponse. Elle est une indication de l’importance de cette réponse pour un objectif important. Les chiffres pertinents sont ceux étroitement liés à un problème et les ignorer modifierait le problème.

Globalement, les travaux en gestion ou en économie retiennent trois formes de pertinence – pratique, théorique, sociétale – souvent rattachées aux vertus intellectuelles d’Aristote :

  • la pertinence pratique correspond à l’utilité d’un chiffre pour une question ou un problème particulier (la techne aristotélicienne) ;
  • la pertinence théorique correspond à la connaissance intellectuelle produite par ce chiffre (l’episteme) ;
  • la pertinence sociétale ou sociale correspond au savoir pratique commun produit (la phronesis).

L’étude de la pertinence des chiffres consiste souvent à interroger les utilisateurs de ces chiffres. Il est cependant difficile de juger de cette pertinence pour le plus grand nombre, car leurs utilisateurs les communiquent souvent en fonction de leurs propres subjectivités et intérêts particuliers.

La part invisible des chiffres

À travers l’analyse de la production des chiffres des dépenses et coûts hospitaliers en France, nous montrons que les pertinences pratique, théorique et sociétale des chiffres sont avant tout déterminées par leurs méthodes de calcul. Ces méthodes sont souvent la partie invisible des chiffres.

En France, par exemple pour l’année 2023, les coûts hospitaliers totaux annuels (publics et privés) étaient évalués environ à 100 milliards d’euros dans l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) voté par l’Assemblée nationale, 122 milliards d’euros par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et à 248 milliards d’euros par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

Ces dépenses hospitalières sont dépendantes du coût d’une journée d’hospitalisation. En France, depuis la réforme de la tarification à l’activité (T2A), les tarifs d’hospitalisation sont facturés aux usagers ou à leurs caisses d’assurance maladie par journée de présence du patient dans l’hôpital. Pour l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH), le coût moyen d’une journée d’hospitalisation dans un hôpital public français est environ de 700 euros, mais il est de 600 euros dans les services de médecine, 950 euros dans les services de chirurgie et environ de 2 000 euros en soins intensifs.

Le juste prix de l’hospitalisation existe-t-il ?

Cette journée d’hospitalisation est facturée aux patients ou à leurs caisses d’assurance maladie en moyenne 1 400 euros dans un service de médecine, mais elle est facturée en chirurgie en moyenne 1 700 euros et en moyenne 3 000 euros en soins intensifs. Pour le cabinet EY, en 2025, ce coût d’une journée d’hospitalisation est encore différent. Il est en moyenne de 873 euros en médecine et de 365 euros dans un service de soins et de réhabilitation (SSR).

Comme le dénonçait le député (et médecin) Cyrille Isaac-Sibille lors d’une récente commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale : « Plus personne ne sait évaluer les dépenses de santé ! »

La pertinence des méthodes de calcul avant celle des chiffres

Dans notre étude, nous montrons que la fiabilité des chiffres produits provient avant tout de la pertinence de leur méthode de calcul. Pour cela, dans un groupe de travail constitué de gestionnaires, de chefs de service, de cadres de santé et de médecins d’un centre français de lutte contre le cancer chargés de l’analyse des chiffres produits dans cet établissement, nous identifions que la pertinence de la méthode de calcul du coût d’une journée d’hospitalisation peut être mesurée par quatre principaux critères : causalité, traçabilité, exhaustivité et représentativité (ou CTER model).

  • La causalité consiste à comprendre et à expliquer l’origine des chiffres calculés c’est-à-dire la force du lien entre le chiffre calculé et ses éléments de calcul. Par exemple, dans le cas des coûts d’une journée d’hospitalisation, s’assurer du lien entre le chiffre calculé et les principaux déterminants de ce chiffre : nombre ou temps de personnel de santé présents près du patient dans une journée, durée du séjour, coût d’un repas, nombre et coût des prises médicamenteuses ou des actes d’imagerie, etc.
  • La traçabilité permet de s’assurer de la fiabilité des informations de calcul et de leur possibilité de recueil. Par exemple, pour le calcul du coût d’une journée d’hospitalisation, être certain de pouvoir recueillir des informations fiables concernant la durée exacte d’un séjour hospitalier, le coût d’un repas pris durant ce séjour, le coût exact d’un acte d’imagerie médicale, le nombre de médicaments pris et leurs coûts, etc.
  • L’exhaustivité de la méthode est déterminée par le niveau de détail des informations utilisées pour calculer un chiffre. Si pour calculer le chiffre final on utilise des calculs de moyennes (par exemple, les durées moyennes de séjour pour le coût d’une journée d’hospitalisation), l’exhaustivité est faible. Si l’on utilise des éléments spécifiques (par exemple, la durée spécifique de chaque séjour hospitalier), l’exhaustivité est plus importante. Plus on utilise des éléments de calcul spécifiques et détaillés plus l’exhaustivité est grande. Plus on utilise des valeurs moyennes ou médianes, moins l’exhaustivité est grande.

Le respect de ces trois premiers critères permet de s’assurer de la précision des chiffres produits. On peut considérer qu’un chiffre est imprécis s’il ne respecte pas, ou s’il ne le fait que partiellement, ces trois principes.

  • Enfin, la représentativité évalue le rapport entre le chiffre calculé et les valeurs représentées par ses éléments de calcul. Elle détermine le nombre de valeurs (économique, sociale, sociétale, éthique, etc.) que ces éléments de calcul peuvent illustrer et permettre de gérer. Si le chiffre est calculé à partir d’éléments uniquement économiques (par exemple le coût d’un repas, d’une imagerie ou d’une heure de personnel), la représentativité est faible. En revanche, si le calcul d’un chiffre mobilise également des éléments techniques (la durée exacte du séjour, le nombre de kg de linge utilisés, de repas pris, d’imageries médicales, des personnels mobilisés ou de médicaments prescrits) qui nous informent sur les valeurs sociales, sociétales ou éthiques d’une journée d’hospitalisation alors, la représentativité est plus importante et la méthode de calcul est jugée plus pertinente.

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/nombre-de-lits-dette-de-sante-publique-enfin-des-bonnes-nouvelles-de-lhopital-sur-lannee

Développer des outils de vérification

Face aux flux de données chiffrées que l’on reçoit tous les jours, il parait essentiel de vérifier la pertinence des méthodes de calcul avant celle des chiffres qu’elles produisent. La mobilisation des quatre critères de pertinence des méthodes de calcul produits par nos travaux (CTER) peut permettre de concevoir cette justification. Dans la plupart des situations, cela devrait être à l’utilisateur de ces chiffres (celui qui les communique) de justifier un ou plusieurs de ces critères (a minima la causalité ou la traçabilité).

Mais on pourrait également imaginer le développement de dispositifs ou outils de vérification de ces critères de pertinence des méthodes de calcul à l’image du fact-checking qu’opèrent déjà des sites d’information spécialisés sur les chiffres communiqués ou utilisés (AFP Factuel, Le vrai ou faux de France Info, Désintox d’Arte). En intégrant ces critères dans leurs algorithmes, les outils d’intelligence artificielle (IA) peuvent être également un précieux recours dans ces opérations de vérification des méthodes de calcul avant celles des chiffres.The Conversation

Laurent Mériade, Professeur des universités en sciences de gestion - Agrégé des facultés - IAE - CleRMa, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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