Faut-il s’interdire de coucher avec un patient ?

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Agnès Buzyn interpellée

Faut-il s’interdire de coucher avec un patient ?

Une pétition lancée aujourd’hui demande à la ministre de la Santé d’ajouter un article au code de déontologie médicale pour interdire au médecin toute relation sexuelle avec un patient dont il a la charge. La profession semble divisée sur le sujet.

« Se donner les moyens de sanctionner et d’empêcher de nuire une infime minorité de prédateurs sexuels. ». Tel est l’objectif affiché par les signataires d’une pétition qui demande à Agnès Buzyn de modifier le code de déontologie et d’y inclure l’interdiction pour le médecin d’avoir des relations sexuelles avec un patient « dont il a la charge ». Publié ce mardi, le texte a déjà réussi à rassembler quelques beaux noms de la profession : outre la signature du médecin-touche-à-tout Dominique Dupagne qui se trouve à la manœuvre, on y voit celle de la lanceuse d’alerte Irène Frachon, du généraliste-écrivain Baptiste Beaulieu, du psychiatre Christophe André…

L’interdiction proposée s’appliquerait tant que dure la prise en charge, et quel que soit le lieu considéré. S’appuyant sur Freud, les pétitionnaires estiment que les mécanismes d’une relation entre un patient et son médecin doivent être proscrits parce qu’ils « s’apparentent à ceux de l’inceste ». C’est ce que confirme l’histoire de Marie (lire son interview ici), patiente à l’origine de la pétition avec le Dr Dominique Dupagne.

Vide juridique

Pour ce dernier, Marie n’est pas un cas isolé. « J’ai sur mon site atoute.org un forum dédié aux relations médecin-patient, raconte-t-il. En quinze ans, j’y ai vu s’accumuler des témoignages de femmes racontant des expériences de véritable emprise. » Modifier le code de déontologie aiderait d’après lui ces femmes dans leur combat judiciaire.

La pétition dénonce en effet le « vide juridique » que constitue l’absence d’interdiction formelle des relations sexuelles entre médecin et patient. Vide sur lequel s’appuient les praticiens mis en cause, et qui expliquerait en partie pourquoi « les plaintes des victimes auprès de l’Ordre des médecins aboutissent trop souvent à des relaxes, à des sanctions symboliques, voire à la culpabilisation des patients. »

Des articles, on en a !

Sauf que du côté de du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom), on a une toute autre analyse. En 2016, celui-ci a comptabilisé 35 décisions rendues dans les chambres disciplinaires de première instance pour des manquements au code de déontologie à « connotation sexuelle », dont 6 radiations et 1 interdiction d’exercer entre 1 et 3 ans.

Le Cnom estime donc que l’arsenal juridique sur le sujet est satisfaisant. « Des articles, on en a », déclare le Dr Gilles Munier, vice-président de l’institution. Et celui-ci de citer l’article 2 (respect de la personne et de sa dignité), l’article 3 (respect du principe de moralité), l’article 7 (attitude correcte et attentive envers la personne examinée), et même l’article 31 (interdiction de déconsidérer la profession).

Ne rien changer pour que tout change

L’ordinal affirme que le Cnom a conscience de l’importance du sujet et travaille dessus depuis plus de deux ans. « Nous n’avons pas attendu les journalistes et le Dr Dupagne pour nous y intéresser », tacle-t-il. Conclusion de leur réflexion : ajouter un article poserait des problèmes plutôt que d’en résoudre.

Tout d’abord, il serait d’après Gilles Munier difficile de définir le laps de temps nécessaire après la dernière consultation pour considérer qu’un médecin n’a plus la charge d’un patient, et qu’il peut donc avoir des relations sexuelles avec lui comme avec n’importe qui. D’autre part, l’article proposé pourrait selon lui être attaqué devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui garantit le respect de la vie privée et familiale. Le Cnom plaide donc plutôt pour la pédagogie envers les médecins, mais envers les victimes qui doivent être incitées à porter plainte.

La profession écartelée

Et qu’en pense la profession ? Les avis semblent très partagés parmi les médecins contactés par What’s up Doc. Une partie soutient la pétition sans réserve. « Cela permettrait à des patients de se retourner plus facilement contre des "dérapeutes" », estime le Dr Soffia Abbioui, jeune généraliste nordiste qui utilise à dessein un terme forgé par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).

D’autres affichent leur perplexité. « On ne peut pas dire qu’on autorise ce genre de relations, mais on ne peut pas dire qu’on les condamne systématiquement non plus », hésite un neurologue libéral parisien qui souhaite garder l'anonymat. Celui-ci reconnaît que la relation médecin-malade est par essence déséquilibrée et peut donc donner lieu à des dérives, mais n’exclut pas que des histoires d’amour réciproques puissent naître dans le colloque singulier.

Une troisième catégorie de médecins enfin est en désaccord total avec la pétition « On marche sur la tête, c’est d’un puritanisme effrayant et ce sera détourné », s’écrie le Pr Dominique Stoppa-Lyonnet. Pour la généticienne, ne pas abuser de la faiblesse du malade est inhérent à la profession de médecin, et l’arsenal juridique en place est suffisant. Alors, laquelle des trois tendances l’emportera ? Il semble bien que le débat sera tranché par l’opinion publique, et non par la profession.

Source:

Adrien Renaud

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