Chine, Bénin, France : regards croisés sur le numérique

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Rendez-vous incontournable des professionnels de santé chaque été à Castres, l’Université d’été de la e-santé débat du 2 au 4 juillet des usages des TIC dans le domaine de la santé. La première conférence a proposé des regards croisés sur le numérique dans plusieurs pays.

Chine, Bénin, France : regards croisés sur le numérique

L’Université d’été de la e-santé 2019 a démarré le 2 juillet sur des chapeaux de roue avec une première conférence intitulée « France, Dubaï, Chine, Bénin : regards croisés sur le numérique, catalyseur des révolutions pour des systèmes de santé durable ». Des représentants des quatre pays ont présenté brièvement les stratégies numériques mises en place pour répondre aux enjeux de leur système de santé.

Le cas de la Chine mérite qu’on s’y attarde, puisque le pays est aujourd’hui à la pointe dans le secteur de l’e-santé. « Il y a 20 ans, la Chine était très en retard par rapport au reste du monde en termes d’investissements et d’innovation technologique », a rappelé le Dr Peter Chang, co-directeur du Center for artificial intelligence in diagnostic medicine à l’Université de Californie et coordinateur de nombreux projets de santé publique en Chine. « Aujourd’hui, elle est au premier rang des pays, si ce n’est le leader, sur le marché des technologies de la santé, et en particulier dans le secteur de l’intelligence artificielle (IA) ».

Récolte de données en temps record

Comment tout cela se concrétise en termes de collecte de données ? Comment cette position de leader sur le marché de l’e-santé se matérialise t-elle ? À titre d’exemple, la Chine a récupéré énormément de données sur les pathologies liées au cancer, selon Peter Chang. Une grande entreprise chinoise qui s’est lancée dans le secteur de l’oncologie « a réussi en un laps de temps très court à faire les CT-scans de 400 000 personnes. Comparativement, aux États-Unis, on détecte 250 000 nouveaux cas de cancer par an. La Chine a récolté en très peu de temps énormément de données. Cela lui donne un avantage concurrentiel important ». 

Pourquoi la Chine va plus vite que les autres pays dans ce domaine ? Tout d’abord parce que sa législation accorde peu d'importance à la protection des données personnelles. Aux États-Unis, quand on désire partager des données médicales avec des confrères ou des institutions, cela peut prendre entre 6 et 12 mois pour obtenir la signature des contrats », d’après Peter Chang. « Il faut obtenir le consentement des personnes en Europe ou aux États-Unis. Mais, en Chine, le consentement n’existe pas. Le gouvernement est centralisé, il occupe une place très importante, il peut faire ce qu’il veut des données des citoyens ». Ça donne envie…

De la futilité des tests

Mais ce n’est pas uniquement la capacité de récolter les données en un temps record qui donne à la Chine un avantage concurrentiel, « c’est aussi sa capacité à agréger ces données pour les transformer en produits », a poursuivi Peter Chang. « En Europe et aux États-Unis, le processus de transformation des données est très rigoureux, très long. Il faut tester les outils avant d’obtenir leur certification. S’ils ne sont pas performants, ils ne seront pas utilisés dans les hôpitaux. En Chine, le besoin d’outils est tellement important qu’ils sont produits rapidement pour être utilisés rapidement ».
 
Par ailleurs, ce n’est pas parce que les entreprises chinoises sont capables de récolter des données à une vitesse incroyable qu’elles sont de bonne qualité. Bien au contraire, selon Peter Chang : « La qualité des données aux États-Unis et en Europe est bien meilleure qu’en Chine. Comme le matériel et les machines, d’ailleurs. On fait beaucoup plus de tests en Europe et aux États-Unis. »

Quantité VS qualité

Pour autant, Peter Chang est convaincu que la quantité des données produites en Chine permet de contrebalancer leur mauvaise qualité : « Les machines IA ont souvent montré que, si les données étaient mises à jour, celles-ci n’avaient pas besoin d’être « clean ». Quand on dispose de suffisamment de données, on finit par arriver un résultat intéressant. Il faut trouver le bon équilibre entre la quantité et la qualité de données ».
 
Et, bien sûr, pour trouver ce fameux « bon équilibre », il faut dépenser un max de pognon dans l’IA. « Le gouvernement chinois dépense énormément d’argent depuis quelques années pour développer l’IA » , a confié Peter Chang. « Ils ont dépensé des dizaines de milliards de dollars au cours des dernières années. Pendant ce temps, les investissements des États-Unis dépendent essentiellement du secteur privé ».
 
En effet, le Parti communiste chinois a érigé l’IA en priorité nationale, comme l’expliquait récemment dans un article Charles Thibout, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Les moyens alloués à la réalisation de ce nouveau plan sont à la hauteur de ses ambitions : 22 milliards de dollars par an pour un budget qui devrait progressivement s’élever à 59 milliards d’ici 2025.

Le Bénin entame sa révolution

Pendant ce temps là, d’autres pays sont loin, très loin derrière la Chine et les États-Unis en matière de financement. À l’image du Bénin qui « est nettement moins avancé sur le plan de l’innovation », de l’aveu même d’Eunice Pedro, directrice de l’informatique et du pré-archivage au ministère de la Santé du Bénin.

Pour rattraper son retard, le pays a mis en place une stratégie en trois axes, « afin de coordonner les actions qui avaient tendance à être dispersées dans le domaine de l’e-santé », d’après d’Eunice Pedro. « Les trois axes sont les suivants : les infrastructures IT, les applications et les services et, enfin, un environnement propice à l’exercice de la e-santé ».

Enjeu prioritaire : développer l’interopérabilité des systèmes d’information. Mais aussi « accompagner la mise en place d’une gouvernance » grâce notamment à la création de  deux agences du numérique.

Prise en charge communautaire

Le gouvernement béninois mise aussi sur le développement de la prise en charge communautaire. « Nous avons organisé le système sanitaire en trois composantes », a expliqué Eunice Pedro. « La dernière composante étant la communauté qui est composée de relais communautaires ».
 
Comment tout cela fonctionne t-il ? Le système d’information, qui est construit autour des relais communautaires, permet de décharger les professionnels de santé de certaines tâches. « Des agents sont chargés d’assurer la prise en charge de premier niveau dans les villages », a précisé Eunice Pedro. « Ces relais ont été formés pour la prise en charge des maladies prioritaires comme le paludisme ou la diarrhée. Ils utilisent une application qui leur permet de faire de la prise en charge directe, d’enregistrer les données du patient sur leurs téléphones ou leurs tablettes. Et si la prise en charge n’est pas faisable, ils facilitent le transfert vers le centre de santé le plus proche du village ».

Télémédecine et téléexpertise

 Les informations transitent du « centre de santé communal » qui en réfère ensuite à « l’hôpital de zone », qui va lui-même en référer à « l’hôpital départemental puis national ». Bref, « l’ensemble des informations récoltées au niveau communautaire sont agrégées puis remontées vers le système d’information sanitaire national », a résumé Eunice Pedro.
 
Enfin, le Bénin s’est lancé dans l’aventure de la télémédecine. Tout d’abord avec l’aide de l’Inde, puis en coopération avec la France qui a permis la mise en œuvre, dans dix hôpitaux, de la téléradiologie, de la télécardiologie et de la téléhémato-cytologie. Un partenariat a également été noué avec la Chine pour faire de la téléexpertise. « Dernièrement, nous avons même fait une intervention chirurgicale à distance avec une province chinoise. Les équipes chinoises nous ont assisté pour une intervention qui a réussi », s’est félicitée Eunice Pedro.

La France à la traîne

Et la France dans tout ça ? Elle a investi 210 millions d’euros dans le DMP (Dossier médical partagé) – certaines estimations montent à 500 millions, voire un milliard – pour un résultat qui n’est « toujours pas à la hauteur », a déploré Lionel Buannic, le journaliste qui animait la conférence. 
 
Directeur général de la clinique Pasteur et collaborateur d’Agnès Buzyn (en tant que responsable stratégique de la transformation numérique en santé), Dominique Pon critique aussi vivement la politique de la France en matière de santé numérique depuis plus d’une dizaine d’années :
 
« Nous sommes foisonnants d’initiatives mais les systèmes sont très peu interopérables. Il y a de vraies ruptures dans les parcours de soins parce que les logiciels ne communiquent pas bien entre eux. Et surtout, il n’y a pas de service numérique de santé référencé et propre, ce qui n’est pas digne de notre pays ».

Logique de plateforme

Pour Dominique Pon, le numérique ne pourra se développer en France que « de manière humaniste, c'est-à-dire proche des gens, des citoyens, des professionnels de santé, collé aux usages de santé, avec un vrai cadre éthique derrière. Mais aussi avec une vision commune ».
 
Il faudra aussi régler le souci de la gouvernance. « Nous devons définir une doctrine, un cadre technique, un schéma d’urbanisation, il faut arbitrer sur ces plans-là », a plaidé Dominique Pon. « Nous avons besoin d’une logique dans laquelle tout le monde pourra s’inscrire. Cette logique doit être portée par les pouvoirs publics qui doivent rester à leur juste place, c’est-à-dire dans une logique d’État-plateforme. L’État ne doit pas tout faire, mais garantir une cohérence et un socle de valeurs. »

Humanisme numérique

Enfin, la France doit trouver sa juste place, son identité numérique dans le secteur de l’e-santé. Une identité qui devrait se rapprocher d’un « humanisme numérique », pour Dominique Pon qui a conclu :
 
« En France, c’est l’humanisme qui compte, et cet humanisme doit être au service du numérique. Je ne pense pas que l’on sera aussi fort que les Américains ou les Chinois en matière de big data et d’IA, mais il y a peut-être une place pour notre pays. On pourrait être des sortes de petits colibris façon Pierre Rabhi, 3.0. On ferait notre petite part mais avec un certain engagement ».

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