"Nous sommes confrontés à une restriction du champ d’intervention des médecins"

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L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 29 janvier, une proposition de loi dite de “protection des victimes de violences conjugales”. Parmi les articles débattus, l’un a été proposé par le gouvernement : la levée du secret médical sans accord explicite de la patiente. Maitre Fabrice Di Vizio reste très critique sur la portée réelle d'une pareille mesure. 

"Nous sommes confrontés à une restriction du champ d’intervention des médecins"

What's up Doc. Levée du secret médical : qu’est-ce qui va réellement changer ? 

Maitre Fabrice Di Vizio. Cette proposition de levée du secret médical reprend la position de l’Ordre national des médecins - le collège de médecine générale s’y est opposé. Nous sommes en train de restreindre les possibilités des médecins en la matière, de manière tout à fait paradoxale. Je m’explique : auparavant l’article 223-6 du Code pénal, qui correspond à la non-assistance à personne en danger, était rédigé de la façon suivante : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. » Des médecins qui n’avaient pas voulu lever le secret médical ont été condamnés sur ce fondement, d'ailleurs. Aujourd’hui quand je consulte le nouveau texte, l'on écrit que l’on peut lever le secret médical quand il existe une situation de danger grave et immédiat et lorsque la femme est sous l’emprise de son mari. Vous voyez bien que l’on restreint les possibilités d’intervention du médecin, par rapport à l'article 223-6. Qui plus est, avec ce nouveau texte, nous sommes en train de faire rentrer le médecin dans le dispositif de mise à l’abri des femmes en danger. Le seul problème, c’est que cela ne marche pas. Nous passons d’une obligation générale à une permission spécifique pour le médecin, dans un but de protection. Ce texte est non seulement inutile mais si l’on applique le principe selon lequel la loi spéciale déroge à la loi générale, on pourrait en effet restreindre le champ d’application. 

WUD. Vous avez évoqué tout à l’heure des médecins qui ont été condamnés suite à l’absence de levée du secret médical. Ce nouveau texte n’est-il pas plus protecteur ? 

F. D. V. D’une certaine façon, oui. Nous passons d’un système d'obligation générale à une procédure de permission, car les médecins ne sont pas tenus de le faire. C’est la maladie de ce pays de rédiger des textes qui compliquent la situation. 

WUD. Et quand ces médecins étaient condamnés, c’étaient pour quelles raisons ? 

F. D. V. Précisément, je connais un cas de non-dénonciation de violences conjugales. Le médecin s’était retranché derrière le secret professionnel. Et on lui a dit non : quiconque c’est quiconque, selon l'article 223-6 du Code pénal. Ce genre de condamnations est rare, parce que les poursuites sont rares.  

WUD. A contrario, des médecins ont-ils été condamnés pour avoir levé le secret médical sans que les violences conjugales aient été condamnées ? 

F. D. V. Pas à ma connaissance. Ce serait peu probable. Dans la législation générale, c’était une hypothèse d’école mais dans la nouvelle législation, la question soulevée est pertinente car il y a des conditions cumulatives. Le médecin peut lever le secret médical dans le cas où il y a un danger grave et immédiat et dans le cas cumulatif de l’emprise de la femme par son mari. Il doit informer la patiente, mais n’a pas besoin de recueillir son consentement. Imaginez une situation où il manque l’une des deux conditions, si par exemple la femme déclare qu’elle n’était pas sous l’emprise de son mari ? Dans ces cas-là, on pourrait considérer que le médecin a rompu le secret médical à tort. Le problème c’est que l’emprise n’est pas non plus définie pénalement. Il va appartenir potentiellement à la jurisprudence de le définir.  Le débat va porter sur l’emprise ou non du mari et sur la présence d’un danger immédiat ou non ? S’il n’y a pas de danger immédiat et d’emprise alors je ne peux pas lever le secret, et si je le fais, je commets une faute. 

WUD. Où en est-on de la discussion de ce texte ? 

F. D. V. Il a été adopté en première lecture, on verra ce que dit le Sénat. 

WUD. Un décret d’application peut-il définir cette notion d’emprise ? 

F. D. V. Je ne le pense pas, non. Normalement, la définition d’une infraction ressort de la seule compétence du législateur selon l’article 34 de la Constitution. On pourrait par extension le faire, mais on crée là un nouveau concept juridique. Ce qui me perturbe dans cette histoire de secret médical, c’est que l’on a cédé à une pression populaire du moment. Quel est le but de ce texte ? C’est de protéger les femmes et non juste faire des dénonciations. Cela veut-il dire que la femme va être placée dans un foyer contre son gré ? On connait la notion de signalement pour les mineurs en danger, mais dans ce cas précis, il y avait une mesure d'extraction. Le but, c’est de soustraire le mineur au danger auquel il est confronté : va-t-on faire pareil avec les femmes victimes d’agression ? Va-t-on les éloigner sans qu’elles aient leur mot à dire ? Cette mesure est quand même faite pour protéger les femmes, mais à un moment donné elle doit être confrontée au principe de réalité. C’est une utopie de croire que le procureur qui reçoit le signalement d’une femme battue va dans les 10 minutes suivantes mettre son mari en prison ou extraire la femme du foyer conjugal. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? 

C’est une utopie de croire que le procureur qui reçoit le signalement d’une femme battue va dans les 10 minutes suivantes mettre son mari en prison

WUD. A priori c’est l’homme violent qui doit être extrait du foyer ? 

F. D. V. Mais les députés savent-ils qu’il y a quelque chose dans ce pays qui s’appelle la présomption d’innocence ? On ne peut pas aller chercher quelqu’un chez lui, le mettre en prison sans une décision judiciaire. Savent-il quel est le délai de traitement des affaires aujourd’hui ? Le problème est là : c’est le principe de réalité. Quand j’entends l’ordre des médecins dire : je suis d’accord avec le principe de levée de secret médical à condition que cela se fasse devant un procureur spécialement dédié aux femmes battues, on a envie de leur demander : vous vivez dans quel monde ? Ont-ils vu l’état du système judiciaire du pays ? Les magistrats sont débordés, et il n’y en a pas assez. Et arrêtons de croire que les magistrats ne s’intéressent pas aux violences conjugales. La vérité, c’est qu’ils sont démunis car il n’y a pas assez de monde, nous vivons une véritable précarité judiciaire. Si demain matin, un médecin fait un signalement auprès du parquet, le parquet va au mieux convoquer le mari « violent » et recueillir ses observations. Si le mari nie les faits, on le met en prison quand même ? Bien sûr que le processus d’enquête va devoir avancer. Imaginons que le médecin fasse un signalement sans l’accord de la patiente. Le mari est convoqué, jugé et relaxé. Que se passera-t-il pour le médecin ? les premiers à lui tomber dessus seront les Ordres. Les mêmes ordres leur reprocheront d’avoir manqué de discernement, sans avoir pris en compte le préjudice pour le mari pour dénonciation calomnieuse. A l’inverse s’il ne signale pas un danger immédiat, parce qu’il l’a mal évalué pourra-t-on le lui reprocher ? C'est invraisemblable. 

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