Ces clichés qui nous collent à la peau

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Le Pr Olivier Bouchaud est chef de service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Avicenne de Bobigny. Il est aussi spécialiste d’ethnomédecine, et a beaucoup travaillé sur la question de l’altérité. Il a accepté de partager son expérience avec What’s up Doc.

Ces clichés qui nous collent à la peau

What’s up Doc. Les préjugés font-ils d’après vous partie de l’exercice médical ?

Pr Olivier Bouchaud. Il est clair que tous les soignants ont des préjugés. Dans la majorité des cas, cela n’a pas de conséquences particulières. Mais pour certains patients, les préjugés peuvent avoir des implications graves et mener à l’arrêt du parcours de soins. C’est notamment le cas de certains patients fragiles, qui peuvent plus facilement capituler quand ils se sentent confrontés au jugement de l’autre.

WUD. En quoi consistent exactement ces préjugés ? 

OB. Les médecins ont une tendance naturelle, favorisée par la manière dont se déroulent leurs études, à organiser leur réflexion sous forme de tiroirs. On ouvre le tiroir, et on y trouve des choses bien standardisées, bien cadrées, qu’elles soient pertinentes ou non. Par exemple, en ouvrant le tiroir « toxicomane », on va avoir tendance à étiqueter notre patient dans la catégorie de ceux qui ne viennent pas à l’heure, qui sont non-observants… bref, de ceux qui risquent d’être casse-pieds.

WUD. C’est parfois vrai, non ?

OB. Oui, mais c’est parfois complètement faux. Le problème, c’est que le patient a tendance à calquer son comportement sur l’idée qu’on projette de lui : il se range lui-même dans le tiroir, en quelque sorte. 

WUD. Les toxicomanes ne sont certainement pas les seuls à pâtir des préjugés…

OB. Le thème que je connais le mieux est celui des migrants. On a sur eux des a priori colossaux qu’on projette à tour de bras. Les migrants entrent dans la case de ceux qui ont du mal à s’exprimer, qui comprennent mal le français. On a facilement tendance à utiliser avec eux un langage simplifié, voire à ne pas donner beaucoup d’explications. Il ne s’agit pas de xénophobie, bien au contraire, l’idée est plutôt de bien faire. Je me laisse prendre moi-même à ces attitudes, alors que c’est une question que j’ai étudiée et que je connais.

WUD. Comment faire la différence entre l’argument de fréquence lié à des caractéristiques sociodémographiques, sur lequel on peut se fonder de manière scientifique, et le préjugé ?

OB. Il y a forcément une relation entre les deux. Si on a construit un tiroir scientifique ou pseudoscientifique pour un profil de malade, c’est parce que ce profil correspond à une certaine réalité. Mais il a parfois été bâti 20 ou 40 ans auparavant, il est transmis de génération en génération de façon plus ou moins consciente. On se retrouve donc à réfléchir en fonction d’un profil périmé.

WUD. Mais la médecine ne peut pas s’affranchir d’une certaine forme de standardisation. Quelle est la frontière entre standardisation et préjugé ?

OB. Il y a une différence entre le recours à une approche standardisée et l’utilisation systématique d’une forme de jugement trop hâtif. La standardisation est nécessaire, mais les médecins doivent garder à l’esprit l’idée qu’elle présente le danger de faire fausse route. La médecine se technicise de façon exponentielle, ce qui est un grand bien dans la majorité des cas. Il est indispensable de connaître les outils sophistiqués qu’on a à sa disposition, mais si on se limite à une démarche technique, on ne fait que la moitié du travail. N’oublions jamais qu’on n’est efficace que quand le patient adhère au traitement, qu’il le comprend et qu’il va au bout de la démarche.

WUD. Le management hospitalier, avec des outils comme la tarification à l’activité, n'incite-t-il pas tropà la standardisation ? 

OB. Il faut reconnaître que la tendance actuelle pousse dans ce sens-là. Il ne faut pas lutter, car la standardisation a suffisamment de bons côtés. Mais il y a un dogme auquel j’adhère personnellement volontiers : la médecine est la science du doute. Il faut sans arrêt remettre ses choix en question.

WUD. À vous entendre, le préjugé semble tout à fait ancré dans le mode de réflexion des médecins. Comment peut-on en sortir ?

OB. Il faut que les médecins intègrent l’idée qu’ils n’ont pas une maladie devant eux, mais une personne avec toute sa complexité. C’est compliqué et cela nécessite beaucoup d’expérience, car la méthodologie des tiroirs s’applique alors moins facilement.

WUD. Vous dites qu’il faut beaucoup d’expérience pour s’affranchir des préjugés. Faudrait-il alors allonger encore la durée des études médicales ?

OB. Il ne faut pas voir les choses comme cela, car les études de médecine se caractérisent déjà par un empilement de savoirs qui génère une certaine perte d’efficacité. On saucissonne par maladie, par chapitre de maladie, par discipline, alors qu’il faudrait introduire plus de transversalité. Attention, cela ne veut pas dire qu’il faut tout chambouler : en termes de mémorisation, de formalisation, l’apprentissage par tiroirs peut aider. Mais il faut toujours se souvenir qu’il n’y a pas que cette façon-là d’organiser les choses !

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PRÉJUGER ? MOI ? JAMAIS !

La question des préjugés des médecins est beaucoup plus étudiée aux États-Unis que chez nous. Dans un article de 2013*, Chapman et al. faisaient le point sur l’état des connaissances en la matière. Ils rappelaient notamment que plusieurs études utilisant l’Implicit Association Test (IAT), un outil mesurant la rapidité avec laquelle les participants associent des images de personnages noirs ou blancs à des mots connotés positivement ou négativement, montrent chez les praticiens américains un biais significatif en faveur des blancs. Les auteurs recensaient également des études montrant qu’aux urgences, pour des cas similaires, des patients noirs ou hispaniques reçoivent significativement moins d’antalgiques que des patients blancs. La propension à diminuer la dose d’antalgique est corrélée au biais en faveur des blancs mesuré par l’IAT. Au-delà de l’origine ethnique, de nombreuses études montrent des schémas similaires et concluent à des biais en défaveur des femmes, des personnes obèses, etc.

 

* Chapman et al., Physicians and Implicit Bias: How Doctors May Unwittingly Perpetuate Health Care Disparities, J Gen Intern Med 28(11):1504–10

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