« Le staff est à 7 h 30, tous les jours, samedi compris. La visite des services, c’est 8 h. Pas de retard, pas de vacance, soyez à l’heure.?» dit-il sèchement à l’assemblée.
« Martine…?» reprend-il, cherchant sans effort sa secrétaire, «?Martine, tu prendras les noms des externes plus tard, on file au D faire la visite?».
Satisfait de son excellente présentation de service, Étienne, un étage plus loin, passe les portes du D sans se manifester et s’enfile dans la première chambre. Le service est un long couloir à l’odeur de Purell.
Étienne n’annonce jamais sa visite. Il se contente de commencer et de faire remarquer le temps au bout duquel les gens finissent par arriver.
Mais ce matin, personne ne vient.
« Martine, on n’est pas mercredi ?
– Si Professeur…
– Le personnel est en grève ??» dit-il inquiété en quittant la chambre en direction du bocal des infirmières. «?Alors, mesdemoiselles, on fait pas la visite…?» lance-t-il au troupeau.
Mais personne ne se rend compte de la présence du patron. «?Madame l’infirmière?» prenant à partie la première, «?vous pouvez m’expliquer ??». Émilie, jeune infirmière du service, habituellement dévouée, se retourne brutalement. Étienne découvre alors la raison de cette confusion.
« Z’êtes qui vous ? demande-t-il à un type en le fixant du regard avec une intensité inquiétante. Cet homme ressemble à ces héros de films américains, le genre étudiant-footballeur trapu, carré des deux épaules, engoncé dans ses muscles, monté sur des?pattes de sauterelle, prêt à?se faufiler entre les lignes de?la?défense adverse.
Pour Étienne, le sport se résumait à une seule pratique dans sa vie. Autrefois, tous les?mardis midis, depuis le toit de l’internat, une grande compétition de lancer d’oreilles de cadavres avait lieu, entre internes, pour déterminer celui qui d’entre tous était le plus méritant. Le gagnant avait le droit de s’installer en bout de table pour commander les autres. Étienne était un lanceur aguerri. Sa corpulence déjà légendaire, à qui il devait le distingué surnom de «?gros porc?», avait fait de lui une sorte d’icône du lancé-jeté.
C’est d’ailleurs parce qu’il présidait souvent cette table et interdisait aux autres de déjeuner, qu’il avait pris goût, dès l’internat, au statut de chef et rêvait dès lors d’être seul maître à bord.
En dehors de ça, Étienne ne comprenait rien à rien à ces athlètes à moitié ascètes qui pouvaient passer plus de temps à s’astiquer les muscles qu’à se tirer la bourre à la cantine.
« Je suis le kiné…?» qu’il répondit au professeur, surpris par sa question, «… le même kiné qu’y a deux jours, le même que d’puis un mois, le même à qui vous demandez tous les jours ce qu’il fait là…?»
– Et ça vous autorise à perturber les infirmières du service ? Pouvez pas aller faire votre gym ailleurs ? Z’êtes obligé de déplacer tout le monde à l’heure de la visite ?
La visite est un rite auquel Étienne n’a pas touché depuis trente ans, comme sa blouse.
Trente années de mêmes gestes, dans le même ordre, les mêmes jours à la même heure. Que ce soit au bloc, au bureau, au labo, Étienne vit avec la précision d’une horloge. Une règle d’or qui fait de lui le métronome des quatre unités d’orthopédie. Pas la peine de se souvenir de ce qu’il est prévu de faire, suffit de se rappeler de ce qui a été fait la semaine dernière.
– Z’avez pas trouvé tout seul la liste des malades à gigoter ?
– Je ne trouvais pas les bons bleus…
– Z’avez besoin d’un bon bleu ?
– Ben, sinon y a les bons roses…
– Et, z’avez pas les bons roses ?
Si Étienne était devenu un «?grand patron?», c’était peut-être parce qu’il n’écoutait que lui-même, mais c’était surtout parce qu’il esquivait toujours les problèmes posés par les autres.
« Martine, dit-il en fixant le kiné, donnez-lui la liste des mémés à trimbaler qu’on puisse continuer à travailler».
Le monde est assez simple pour Étienne. Ceux qui bossent et ceux qui emmerdent ceux qui bossent.
Faut faire confiance à personne ! Alors le kiné…
le jeune kiné qui n’appartient à aucun service, rattaché à aucun patron et qui joue des biscoteaux pour débaucher ses infirmières, c’est une menace à la tranquillité du royaume.
Un kiné, ça passe de la rhumato à la pneumo pour faire cracher les staphylo, par la mamie
de gériatrie pour la bouger de son lit, et ça finit sur le post-op d’Étienne encore fumant de la bataille de la veille.
Le kiné teste le matériel d’Étienne. Une sorte de service après-vente nécessaire, mais ennuyeux pour Étienne. Le kiné est là pour lever ses malades tout juste synthèsés. Une évaluation de la qualité de son travail ; l’œil de Moscou en plein milieu du?service.
Un cauchemar qui?parfois peut le mettre en pétard.
Mais comme Étienne n’aime pas les réelles hostilités, plutôt que de trouver les bons papiers pour le kiné, il?préfère le?dispenser de toute activité.
« Pas de papier, pas de post-op, allez hop, pouvez y aller.?»
Pas la peine de prendre du retard, pense Étienne, voici une affaire bien réglée. Le kiné parti, la visite reprise, Étienne, satisfait, fixant le premier malade dans son lit, lâche?:
« Martine, téléphonez donc au cadre des kinés. Dites-lui qu’on est étonné, mais, ce matin, personne n’est passé…?»
Étienne à suivre…