Doux Chéreau de jeunesse

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Critique de "les Amandiers", de Valeria Bruni-Tedeschi (sortie le 16 novembre 2022)

Doux Chéreau de jeunesse

Valeria Bruni-Tedeschi réalise avec les Amandiers une fresque à la fois autobiographique et d'époque, retraçant de façon intimiste une aventure collective, celle de l'école de théâtre des Amandiers de Nanterre, fondée par Pierre Romans et Patrice Chéreau. Et restitue à merveille cette courte période de bascule pendant laquelle, parce qu'il est devenu impossible pour la jeunesse de vivre de façon totalement inconsciente, les vulnérabilités poignent. Cette émouvante croisée des destins mérite, au-delà des polémiques, qu'on s'y attarde.

Il y a plusieurs degrés de lecture dans les Amandiers, beau film choral qui permet à Valeria Bruni-Tedeschi de concilier la frénésie de son rythme et le recul de sa réflexion, comme un regard dans le rétroviseur d’un bolide échappant à une course furieuse. Cette passion pour la vitesse, l'incandescence, la sensation, est fort justement retranscrite, dans tous ses aspects, cette ordalie qui a trouvé son paroxysme tragique avec l'éclosion du SIDA et des overdoses. Et l'on saura gré à la réalisatrice, malgré certaines maladresses dans les hyperboles inutiles, de garder un ton adéquat, d'éviter tout le romantisme morbide qui aurait si facilement pu y être associé. Cette mesure, cette actualité du jeu, cette recréation d'un certain esprit, ne sont permises que parce qu'elle a vécu, à cette place, cette aventure particulière. Et ses acteurs confondants de vitalité sont au diapason de cette véracité. 

Le film constitue évidemment une belle réflexion sur le théâtre, sur la nécessité et le danger de la mise à nu qu'il impose, et donc sur l’impérative limite à installer, à trouver. Sur scène bien sûr, mais aussi dans la vie. Et, dans le film, l'absence singulière de limite "officielle" saute aux yeux. Au sein de cette troupe, tout circule et se mélange, les corps, les produits, les positions sociales, les secrets qui, parce qu'ils n'en sont déjà plus, renforcent leur puissance néfaste. La caméra fait la part belle aux regards indiscrets, voyeurs, aux transgressions inconscientes ou assumées, aux dominations détournées, sous couvert de légèreté et d'innocence. Elle montre également comment une parole peut blesser, une humiliation peut tuer le possible bénéfice de la honte, cette émotion qui, comme le dit la jeune Adèle au début du film, est nécessaire à l'acteur puisqu'elle est la preuve que, par son jeu, il s'est dévoilé. Au final, tout est annoncé pour nous dire qu'en coulisse de cette belle cohésion ne pouvaient germer que d'irrémédiables fractures.

La récente actualité autour du film - l'un des principaux acteurs est accusé de multiples viols tandis que des enquêtes suggèrent qu'une omerta sur le sujet aurait entouré le tournage - vient paradoxalement jeter une lumière encore plus juste, bien que très crue, sur son message, en tout cas dans une dimension inconsciente assez abyssale. Elle met face à face deux jeunesses à la fois profondément semblables et radicalement différentes. Deux périodes qui se téléscopent. La psychopathologie et les comportements perdurent, notamment dans leurs excès, mais la disparition progressive de limites sociales favorisée par l'essor des valeurs d'individualité et de liberté - celles que le film symbolise bien - semble avoir abouti à la nécessité de leur en substituer d'autres, nécessairement hors d’un champ institutionnel aujourd'hui fondamentalement remis en cause. C'est bien cette tentative maladroite d'instaurer des limites consécutive à une certaine perte d'innocence, ou plutôt de naïveté, qui aboutit aux déflagrations successives qui secouent chaque milieu, et singulièrement celui des arts. Et le fait que Valeria Bruni-Tedeschi, dont la qualité de transmission est assez exceptionnelle, se retrouve dans la position où elle est aujourd'hui a quelque chose de saisissant qui en dit long sur notre changement d'ère - et sur la persistance des fantômes qui hantent nos vies...

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