En cette période d'inquiétudes galopantes cernée de virus émergents, d'emballement des températures corporelles et extérieures, d'invasion de perturbateurs dans nos organismes fragiles, avouons que Dark Waters est plutôt le genre de film à catalyser notre frousse. La peur est cependant souvent bienfaisante au cinéma, et c'est encore mieux quand elle est bénéfique. Au plaisir apporté par l'immersion pendant deux heures dans une atmosphère d'angoisse purement cinématographique s'ajoute le sentiment d'avoir assisté à un témoignage important. Celui d'un homme intègre, à la fois héros des temps modernes et monsieur tout le monde, dont le besoin de vérité surpasse tout d'abord celui de justice. Pour peu à peu évoluer vers le combat d'une vie, avec tout ce qu'il comporte de sacrifices.
Ce qui surprend chez Robert Bilott, incarné par un Mark Ruffalo auquel le talent d'acteur caméléon permet de littéralement se fondre dans l'ambiance et les couleurs grisâtres du film, c'est cette progression qui part du souci du travail bien fait, probablement liée à la peur de ne pas être admis parmi ses pairs issus de plus hautes sphères, pour le conduire vers une soif d'absolu, un jusqu'auboutisme qui reste ancré dans son terreau originel, disons obsessionnel, tout en ne cessant de s'expendre. Comme un sillon qui à force d'être creusé conduirait à l'essence même de ce qui fait un homme, cette capacité à se dépasser, à repousser une limite. Ce portrait est évidemment touchant puisque c'est en retournant à soi que Bilott s'ouvre aux autres et au monde, avec une ténacité à la fois tranquille et inquiète qui convainc peu à peu son entourage, à commencer par sa femme - incarnée par une Anne Hathaway à la sobriété fort juste et fort bienvenue - et son boss - on avait oublié à quel point Tim Robbins était un grand acteur, pouvant composer génialement un personnage avec trois fois rien.
Ce qui pourrait être rébarbatif dans ce film-dossier de haut vol, notamment la surabondance de données scientifiques et de pièces judiciaires, est habilement utilisé par Todd Haynes, dont l'art de la narration et surtout du montage permet de mettre la curiosité au service du suspense. Jamais l'on ne s'ennuie dans la progression de l'enquête de Bilott, grâce aux ellipses et aux focus parfaitement dosés et placés. Mais, tout comme dans le Erin Brockovich de Soderbergh, auquel il sera immanquablement comparé, ce qui apporte sa vraie valeur à Dark Waters est de confronter ce matériau documentaire à la logique du film de genre, et ce de façon constante et absolue. Comme si Haynes avait imaginé, pour chaque plan, chaque séquence, chaque élément du récit, sa correspondance parfaite avec le film d'angoisse voire d'horreur pures. Les images de visages mutilés, de viscères malformés, les silhouettes fantomatiques qui impriment la pellicule, une agitation animale...tout est propice à susciter l'étrangeté, l'inquiétude, bref l'anormalité que constitue l'empoisonnement invisible et généralisé que le film illustre. Todd Haynes, ou une obsessionnalité au service d'une autre. Tout simplement bluffant.