« Quand il y a une alerte à la bombe, on ne va pas laisser les patients dans leur lit et aller se cacher… alors on reste »

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Quentin Estrade a 26 ans et est interne en cardiologie au CHU de Toulouse. Et en cette période de coupe du monde, il a décidé d’aller passer ses deux semaines de congés d’hiver de l’hôpital, dans un autre hôpital à Mykolaïv, en Ukraine, au plus près du front. Témoignage d’un médecin engagé, c’est certain, et très humain.

« Quand il y a une alerte à la bombe, on ne va pas laisser les patients dans leur lit et aller se cacher… alors on reste »

Quentin Estrade, un interne en cardio, parti soigner en Ukraine, au plus près des combats.

© Collections personnelles

What's up Doc : Vous êtes interne en cardio à Narbonne, et d’où me parlez-vous ?
Quentin Estrade :
Là je suis à l’hôpital à Mykolaïv. Je suis parti le dimanche 27 novembre et je rentre dans la nuit de samedi à dimanche en France.

Comment vous est venue l’idée de partir soigner en Ukraine, vous y pensez depuis le début de la guerre ?
QE. Non pas depuis le début de la guerre, car comme pour beaucoup de Français, pour moi, c’était un conflit qui est lointain. Comme en plus je suis interne, j’ai des obligations professionnelles. Mais à Narbonne, il y a une association qui s’est montée, Narbonne-Ukraine, qui envoie des convois par la Pologne vers l’Ukraine. Et il y a un mois, ils m’ont sollicité, en me disant, « Toi qui es à l’hôpital, ne peux-tu pas récupérer du matériel ? » Mais, j’ai 26 ans, je suis interne, je ne peux pas, je n’ai aucun pouvoir décisionnel à l’hôpital. Mais ce que je peux faire, c’est prendre mes 15 jours de vacances d’hiver pour partir. Donc très vite on a pris les contacts sur place. L’hôpital le plus proche de la ligne de front, c’était Mykolaïv, qui était à 2 km des combats. J’avais deux raisons au fond de moi pour y aller. D’abord parce que je suis médecin et que je voulais essayer d’atténuer la misère, ensuite parce que je suis réserviste au 4e régiment étranger à Castelnaudary, donc pour servir la France, c’était le moment d’agir.

Vous êtes médecin militaire ?
QE. Non dans l’armée française, soit vous faites le parcours médical avec l’école à Lyon, soit vous êtes reconnu quand vous êtes thésé. Moi ce n’est pas encore mon cas, donc j’ai pris un contrat simple de réserviste, ce qui me fait une première période militaire et quand j’aurais fini mes études, là je pourrai rejoindre le parcours médical militaire.

Nous sommes à deux kilomètres de la ligne de front, tous les jours on se fait bombarder, quand il y a des interventions en cours, on ne peut pas s’arrêter, donc il y a un risque d’être blessé, tué…



Comment êtes-vous rentré en contact avec l’hôpital de Mykolaïv ?
QE. Grâce aux Ukrainiens expatriés à Narbonne j’ai contacté l’hôpital. Je leur ai proposé : « je suis médecin, est ce que vous avez besoin de moi ? » Ils m’ont dit oui. Ils m’ont quand même demandé si j’avais une formation militaire. Sans ça il ne m’aurait pas pris. Quand j’ai eu mon chef de service au téléphone, il m’a dit nous sommes à deux kilomètres de la ligne de front, tous les jours on se fait bombarder, quand il y a des interventions en cours, on ne peut pas s’arrêter, donc il y a un risque d’être blessé, tué… Donc je ne sais pas si c’est pour être rassuré ou si c’est obligatoire, mais il voulait une préparation militaire, pour ne pas balancer comme ça un jeune de 26 ans au milieu des combats.

En termes d’exercice médical, vous êtes cardiologue, ils n’ont pas plus besoin d’urgentistes ?
QE. Si vous connaissez un urgentiste qui veut y aller, dites-lui… Mais je ne connais pas 50 000 médecins qui ont cette volonté d’aller sur place. Donc je fais des gestes techniques, des échographies cardiaques qu’en France on fait tout le temps, là-bas sur place, personne ne les fait. Ça aide pour prendre en charge les blessés, avant une opération, pour faire un bilan. Et je soigne les civils aussi, parce qu’on fait aussi 80% de médecine civile humanitaire. Je m’occupe aussi de tous les soins intensifs de cardiologie, des gestes de réanimation…

Et c’est quoi le quotidien à 2 km du front ?
QE. Kherson ayant été libérée il y a une quinzaine de jour le front s’est décalé, il est à 50 km maintenant. Mais tous les jours il y a des alertes à la bombe, tous les jours il y a des frappes, il y a peu, le réservoir d’eau a été détruit, hier c’était une station de cars. La première fois c’est très intimidant d’entendre ces alertes à la bombe et de voir que tous vos collègues continuent de travailler, tout en sachant que l’hôpital a déjà été ciblé. Mais vous vous y faites un peu, même si ça n’est jamais anodin.

Mon action est médicale, technique, mais presque le plus important c’est mon action humaine. Je suis un peu leur confident, leur psychologue, tous les soignants me racontent les horreurs de la guerre...

On parle avec les soignants

Vous vivez où ?
QE. Je dors dans une chambre de l’hôpital. Je suis sur place H24 à l’hosto. Un jour où on a eu deux heures, mon chef m’a fait faire le tour de la ville, pour me montrer les destructions. Mon action est médicale, technique, mais presque le plus important c’est mon action humaine. Je suis un peu leur confident, leur psychologue, tous les soignants me racontent les horreurs de la guerre, le froid, les bombardements, leur famille en exil. Mon chef, par exemple a sa femme et sa fille qui sont parties vivre au Canada depuis le début de la guerre. Il ne les a plus vues. Un autre jeune chirurgien, a voulu faire mon portrait. Je lui dis : « tu dessines bien », il me répond, « normal, mon père est un prof de peinture réputé à Moscou. Mais depuis le début de la guerre, on ne se parle plus. » Ils ont besoin d’évacuer tout ça. Et à l’inverse moi je leur donne un peu d’évasion. Ils me demandent, « tu fais quoi à Narbonne quand tu ne bosses pas. Je vais à la mer, je fais ci, je fais ça. » Il y a de gros échanges humains.

Et vous communiquez en Anglais ?
QE. On se débrouille comme on peut. Avec les médecins qui le parlent, c’est anglais, et j’ai appris 4 bases rudimentaires d’Ukrainien sur le tas. Et sinon ce qui nous aide, l’anglais médical tout le monde le maitrise, et sinon Google traduction.

Et avec les patients ?
QE. Comme je suis basé surtout sur des gestes techniques, je n’ai pas tant besoin de me faire comprendre. Donc je reste cantonné sur des gestes, plutôt que sur de la discussion avec les patients.

Et vous avez été témoin des horreurs de la guerre ?
QE. On a des hommes qui se font arracher le bras, des jambes amputées, des éventres… tous les jours, entre les bombardements quotidiens sur place et les évacués de Kherson.

Bien sûr on a peur, bien sûr il y a une appréhension. Ce serait mentir que dire qu’on n’a pas peur. Après il y a l’effet de groupe, on fait comme les autres

 

Et est-ce que parfois vous avez peur ?
QE. Bien sûr on a peur, bien sûr il y a une appréhension. Ce serait mentir que dire qu’on n’a pas peur. Après il y a l’effet de groupe, on fait comme les autres, l’imitation. Les patients on ne va pas les abandonner quand il y a une alerte, donc on reste sur place, c’est comme ça. Si on a une opération en cours, on ne va pas partir et revenir dans deux ou trois heures terminer le patient. En réa, je me vois mal, dire aux quatre patients, nous on va se cacher, et vous on vous laisse dans vos lits. Le serment d’Hippocrate, c’est comme ça.

Et vous travaillez en continu ?
QE. Je ne fais pas du 24/24 mais je fais de grosses journées de travail. Il faut dire que je suis là pour 15 jours, ce n’est pas pour m’économiser. Je suis là pour bosser, sinon pour échanger avec mes confrères sur leur vie, leur quotidien, voir leur histoire de vie heurtée, voir qu’avec très peu de matériel ils font plein de choses. Je suis admiratif. Ils tiennent, ils ont un mental d’acier, il y a un dynamisme de ce peuple ukrainien qui est impressionnant.

Il n’y a plus d’usage unique, il y plus que du patient unique. Les seringues sont nettoyées.

Plus d'usage unique

Et l’hôpital a des ressources de matériel, d’énergie ?
QE. Mardi on a reçu la consigne de déprogrammer tous les blocs non vitaux, car il y a déjà des coupures de courant et ils ont peur, qu’avec toutes les frappes russes sur les lieux de production d’énergie, il y en ait de plus en plus. Alors il y a des groupes électrogènes, quelques appareils qui fonctionnent sur batterie, mais ils craignent qu’il y ait de plus en plus de coupure, donc à contre cœur on a dû annuler pas mal d’interventions.
Pour le matériel, en réanimation au pied du lit des malades, on a des haricots en métal et on y met les aiguilles. Il n’y a plus d’usage unique, il y plus que du patient unique. Les seringues sont nettoyées. Au bloc pas de grand champ stérile, juste des sortes de draps blancs qu’on lave. Il manque du matériel clairement.

Vous avez vu d’autres médecins volontaires ?
QE. Je suis le seul Français et le seul étranger, mais ce qui les a le plus touchés, c’est que 9 mois après le début de la guerre, alors qu’il y a la coupe du monde, alors que les médias s’en foutent un peu, regardent plutôt le Qatar, il y a un jeune de 26 ans qui a pris ses jours de congés pour aller leur filer un coup de main, malgré les risques.

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/soigner-sur-la-ligne-de-front-dans-le-donbass-cest-tres-dur-vit-dans-des-caves-sans-eau

Vous rentrez dans trois jours, vous comptez y retourner ?
QE. Ils me font bien comprendre que mon rôle maintenant, ça va être d’être témoin, et de trouver de quoi les aider. Quand les convois humanitaires arrivent et quand entre deux alertes on descend pour les décharger. Mon chef me dit toujours, « je ne sais ce qu’il y a dedans, mais on en a besoin ». Je vais essayer de travailler ce versant-là. Et je vais voir si je peux partir sur le semestre d’été faire une équivalence en stage de réanimation là-bas. Ou je repartirai sur mes congés. Tant qu’il y a la guerre il faut aider l’Ukraine et la soutenir. Et dès que la guerre sera finie, si pour apaiser, pour la paix, pour la concorde entre les deux peuples, il faut aller bosser à Saint-Pétersbourg, il faudra le faire aussi. Parce que des deux côtés il y a des jeunes qui s’éventrent, qui ne sont pas forcément coupables. Donc ensuite il faudra travailler à la réconciliation comme entre la France et l’Allemagne, il y a 80 ans. Ce qui est très compliqué en Ukraine, c’est que 50% de la population parle ukrainien, et 50% parle russe. Beaucoup ont des parents russes, ukrainiens, bulgares. Les pays sont interconnectés.

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