« J’ai peint la carte de la Syrie avec mon propre sang, je n’aurais jamais fait ça sans être médecin »

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Un médecin, un artiste : Gastroentérologue en Seine-Saint-Denis, Samer Tarabichi peint sous l’influence de ses origines syriennes. Ses racines, sa culture byzantine mais aussi ses souvenirs d’enfance y trouvent une place privilégiée. Si l’art lui a permis d’examiner sa propre souffrance, il lui permet aussi de réagir à celle de la société. Une peinture figurative et sensible mais aussi parfois provocatrice. 

« J’ai peint la carte de la Syrie avec mon propre sang, je n’aurais jamais fait ça sans être médecin »

Samer Tarabichi un gastro qui peint de toute son âme.

© DR.

What’s up Doc : Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter ?
Samer Tarabichi :
Je suis né à Alep, en Syrie. Ma mère a fait de la littérature et mon père, médecine. J’étais venu en France en 2008, pour y faire mes études. Je devais revenir en Syrie ensuite, mais lors de mon dernier stage d’internat, la guerre civile s’est déclarée à Alep. Il a fallu trouver un plan B et je suis resté ici à Saint-Denis.

Comment l’art est-il arrivé dans votre vie ?
ST.
Je peins depuis mon plus jeune âge, tout mon temps libre y étant consacré. En Syrie, grâce à mes parents, j’ai pu intégrer très jeune un institut de peinture pour adultes. J’ai ainsi fait ma première exposition à 5 ans et demi ! (Rires) Jusqu’à l’âge de 14 ans j’ai peint 3 heures par jour.

Vous dites que la peinture vous a beaucoup aidé ?ST. Lors de la guerre syrienne j’ai fait une vraie dépression post-traumatique. J’avais des idées noires, j’enchaînais les nuits blanches, cela a été un effondrement total. Le plus douloureux c’était de faire le deuil du pays où j’avais grandi, de le voir se détruire. Je n’avais parfois plus de contact avec la Syrie et j’ai eu des périodes d’angoisse, d’inquiétude intense, où j’avais peur de voir le cadavre de mes parents à la télévision. C’est la peinture qui m’a sauvé.

Samer Tarabichi
« La première série que j’ai faite c’était la ville d’Alep et tous mes souvenirs d’enfance. Je voulais juste sortir ce dont je me souvenais de la ville »

 

Vous avez beaucoup peint sur votre ville natale ?
ST.
La première série que j’ai faite c’était la ville d’Alep et tous mes souvenirs d’enfance. Je voulais juste sortir ce dont je me souvenais de la ville, de ma grand-mère, des lieux où j’avais grandi. Il y avait quelque chose de l’identité de la ville qui était détruit que j’ai voulu remettre en avant. L’arrivée de mes parents en France m’a permis de m’ouvrir aussi à autre chose. J’ai commencé ensuite à peindre plutôt sur la société (la pollution, la junkfood, l’argent, le virtuel). J’ai finalement examiné la souffrance du monde autour de moi après avoir guéri la mienne.

Le Covid a-t-il modifié votre façon d’aborder la peinture ?
ST.
Lorsque le Covid est arrivé, j’ai beaucoup peint les relations humaines : ce qui nous manquait le plus à cette période. J’ai peint des baisers, des zoom-in sur les lèvres : tout ce qui était caché sous le masque ! J’ai aussi peint sur des petites toiles et inconsciemment c’était aussi peut-être pour que les gens se rapprochent et qu’ils soient plus intimes avec la toile.

Samer Tarabichi
« Lorsque le Covid est arrivé, j’ai beaucoup peint les relations humaines : ce qui nous manquait le plus à cette période. J’ai peint des baisers… »
 

Vous avez réalisé une peinture très « médicale », expliquez-nous ?
ST.
Ça a été un moment fort et symbolique. J’avais ramené un journal du pays qui s’appelait La Nation, que j’ai collé sur un morceau de carton. À la clinique, j’ai demandé à l’anesthésiste de me retirer des flacons de mon propre sang – on l’avait même hépariné pour qu’il ne sèche pas – et j’ai peint la carte de la Syrie avec. À l’aide d’un fil chirurgical, j’ai cousu les contours de la carte. 
Sentir mon propre sang, agenouillé par terre devant la carte de la Syrie, c’était comme un acte rituel, religieux, presque sacré. Je n’aurais jamais fait cet acte-là si je n’étais pas médecin. Ma série sur la Syrie s’est d’ailleurs terminée par cette toile.

Que vous apporte la peinture dans votre métier de gastroentérologue ?
ST.
En consultation je dessine pour tous les patients. C’est un véritable outil ! Saint-Denis est une ville où on retrouve beaucoup de langues différentes. Ainsi, pour communiquer, rien ne vaut un dessin. C’est universel !
Quand les patients savent que je peins, je trouve que cela facilite aussi le contact et permet de créer du lien.


« Pour communiquer avec mes patients à Saint-Denis, rien ne vaut un dessin, c’est universel »
 

Y a-t-il des points communs entre l’art et la gastroentérologie ?
ST.
Ce sont deux métiers techniques. Tout ce qu’on développe en technique, en savoir-faire, en activité fine dans la peinture ou la sculpture, cela aide pour les actes médicotechniques en médecine. 
Quand on fait de l’art en général, on développe aussi une certaine sensibilité à l’entourage, on doit comprendre le monde autour de nous. On ne peut pas s’isoler sans voir personne ni la nature ni les êtres humains et produire de l’art. Ce flair, cette sensibilité, c’est important et les patients le ressentent aussi. 

 

« Quand je suis bien dans ma peinture et bien dans mes consultations, c’est là que je suis satisfait. »

 

Si vous deviez choisir entre la peinture et la médecine ?
ST.
Quand je suis bien dans ma peinture et bien dans mes consultations, c’est là que je suis satisfait. L’un a un effet positif sur l’autre. La médecine m’enrichit et me donne des idées ; je vois et j’observe beaucoup les gens en consultation, cette partie humaine m’est nécessaire, mais quand la médecine me bouffe et que je n’arrive pas à peindre, je me mets à la détester ! D’un autre côté, si je ne faisais que de la peinture je m’ennuierais. L’important c’est l’équilibre entre les deux.

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/un-medecin-un-artiste-la-peinture-me-sort-de-la-procedure-les-protocoles-la-rigueur

Vous écrivez : « L’art et la médecine soignent nos âmes sur deux niveaux parallèles, complémentaires… », expliquez-nous ?
ST.
Parfois on oublie l’âme. Qu’on soit croyant ou non, que l’âme soit réellement bien définie ou pas, je crois qu’on a besoin des arts pour soigner l’âme. Il n’y a pas que l’organique et le scientifique : l’art nous apporte cette dimension créative qui est si importante. 

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/un-medecin-un-artiste-dans-la-chirurgie-orthopedique-deja-cest-le-cote-bricoleur-qui-ma-plu

Un message aux jeunes médecins qui n’osent pas se lancer ?
ST.
Aujourd’hui, nous sommes dans un système où on nous met dans des moules : je crois que ce n’est pas la meilleure voie pour l’épanouissement. Être dans un moule, être forcé à faire quelque chose d’unique dans notre journée : ça ne peut pas rendre heureux. J’ai l’impression d’être parfois une machine à produire. Ce n’est pas normal que je passe parfois 14 heures au cabinet ! En Syrie, j’avais l’impression qu’on avait plus de temps. Mon message : il faut casser les moules et prendre le temps de faire sortir notre tendance artistique, cela nous aidera aussi à mieux soigner. En Syrie je vivais ; ici je cours parfois pour vivre et pour rattraper les moments de ma vie.

Retrouvez les œuvres de Samer Tarabichi sur Facebook, sur Instagram, ou sur son site.

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