
« Le savoir médical […] ne sera plus, pour le médecin d’aujourd’hui, qu’une phase du développement historique de la médecine. L’histoire est là pour lui rappeler que ses certitudes médicales ne sont que des vérités partielles et non des erreurs. Le doute scientifique, s’il est permanent, s’inscrit dans une dynamique d’évolution et de progrès. » Pierre-Léon Thillaud, docteur en médecine et en histoire, pense l’histoire comme un outil essentiel de réflexion en médecine. Il rejette l’idée d’une vérité médicale figée.
En France, l'histoire de la médecine n'est pas une composante obligatoire des études médicales. Son enseignement varie d'une faculté à l'autre. Pourtant, pour certains médecins et historiens, connaître le passé c’est mieux appréhender son exercice présent et futur. Il serait donc essentiel pour tout futur docteur de s’y intéresser.
L’histoire de la médecine, pourquoi faire ?
Muriel Salle est historienne de formation, maîtresse de conférences à l’Université de Lyon, spécialisée dans l’histoire des femmes, des corps et de la médecine, avec une approche centrée sur le genre.
Pour les étudiants en médecine, elle intervient à différents niveaux. Mais, elle donne principalement un cours en première année où l’historienne parle des inégalités femme-homme en santé.
Pour elle, « les étudiants en médecine devraient avoir plus de cours sur l’histoire de la santé. » Dans la même lignée de Pierre-Léon Thillaud, elle estime qu’au-delà de simples connaissances historiques, « c'est une question de sciences sociales. J'aime utiliser le terme d'humanités médicales incluant la sociologie, la philosophie, l’histoire, ou encore l’anthropologie. »
L'intérêt de ces humanités médicales est d’acquérir des savoirs critiques, qui vont permettre de se questionner « sur ce qu'on fait et sur ce qu'on sait. » Muriel Salle l’affirme : les humanités médicales font de meilleurs médecins. Pourquoi ? Si les savoirs « sûrs », purement médicaux, sont primordiaux, les sciences humaines apportent le doute.
« En tant que médecins, ce n’est pas naturel de douter de ses connaissances. Et à raison ! Qui consulterait un médecin qui n’est pas sûr de son diagnostic ou de sa prescription ? » Or, la maitresse de conférences pense qu'il y a un temps pour tout : une phase essentielle d’apprentissage, durant laquelle il faut accumuler un maximum de connaissances. « Ensuite vient le moment de prendre du recul, de remettre en question ce que l’on croit savoir, pour progresser et améliorer sa manière de soigner. »
Un discours que l‘on retrouve dans les écrits de Pierre-Léon Thillaud. Mais celui-ci va encore plus loin. « Les bases normatives [des études de médecine, ndlr] sont manifestement trop incomplètes, trop réductrices, pour satisfaire aux exigences d’une formation médicale de qualité. »
Le médecin présente le patient comme une « individualité humaine complexe » qui ne peut être pris en charge correctement que si on « acquiert une distance en se forgeant une culture » générale et historique du soin.
Une matière en plus au programme, mission impossible
Muriel Salle le reconnait, lorsqu’elle donne cours aux étudiants de première année, « ce n’est pas le moment idéal parce qu’ils sont assez stressés et n’ont pas la tête à ça. »
Bien qu’elle estime essentiel pour un médecin de se pencher sur l’histoire de la santé, « les étudiants sont déjà surmenés et ont une quantité de connaissance énorme à emmagasiner. Comment voulez-vous leur annoncer qu’ils doivent en plus étudier les humanités médicales qui demandent de s’interroger sur la valeur de leurs connaissances. C’est une démarche délicate. »
En effet, avec une dizaine d’année d’étude et un programme très chargé, où placer les humanités médicales ? Et surtout, comment garantir que les apprentis docteurs y soient assidus ?
Pierre-Léon Thillaud ne voit qu’une solution : pour un enseignement efficace, il faudrait institutionnaliser la matière. Cela passe par une reconnaissance au concours, lors des examens, « voire dans le cursus du DPC. »
L’avis des deux historiens s’opposent. Il n’y a visiblement pas de consensus sur l’intégration de l’histoire de la médecine dans le programme. Mais au-delà d’une vision commune, qui pour enseigner ? Muriel Salle, qui contrairement à Pierre-Léon Thillaud n’est pas médecin, affirme ne pas être toujours prise au sérieux par les étudiants puisqu’elle n’est pas docteur en médecine.
« On n'est pas obligé de s’instruire que via l’université. On peut aller chercher soi-même des lectures et compléter ses connaissances indépendamment du parcours universitaire. »
« Lorsque je donne cours, souvent durant les premières années, je me présente brièvement. Je ne précise pas que je ne suis pas médecin. Sinon, je pense qu’ils ne m'auraient pas prêté la même qualité d'écoute. Les futurs docteurs ne jurent que par la parole des médecins. »
Une situation qu’elle déplore, mais qu’elle parvient tout de même à expliquer. Selon elle, le problème est que la profession médicale s’est construite autour de l'idée que les médecins sont ceux qui savent, et mieux que les autres. « Ayant deux parents médecins, je parle par expérience », ironise-t-elle. Les médecins sont aussi des gens en haut de la hiérarchie sociale, il y a un entre-soi très marqué. Paradoxalement, c’est encore plus vrai chez les premières années selon elle : « Ils estiment mieux savoir que moi puisqu’ils côtoient des médecins tous les jours. »
Elle nuance tout de même affirmant que c’est plus tard, une fois diplômé et avec de l’expérience, que les médecins se rendent compte que les sciences sociales peuvent « beaucoup leur apporter ».
En bref, si la quantité de connaissances à acquérir est trop importante pour y ajouter de nouvelles matières, qu’il n’y a pas de consensus sur l’institutionnalisation de la matière et que les potentiels professeurs sont méprisés, ce n’est pas demain que les sciences humaines feront partie intégrante des études de médecine.
L’histoire doit-elle absolument faire partie des études pour intéresser les médecins ?
Anne Gompel est gynécologue médicale. Aujourd’hui à la retraite, elle a jonglé entre exercice clinique, enseignement et recherches scientifiques. Il y a quelques années, elle a décidé de se lancer dans l’écriture d’un livre sur l’histoire de sa spécialité.
Rapidement, elle constate que rien de semblable n’avait été fait jusqu’alors. « Tout ce qu’on savait sur la gynécologie médicale, se racontait de bouche à oreille, mais rien n'était validé historiquement », confie-t-elle.
C’est ainsi qu’est né Gynécologie médicale, une histoire de lutte. Ce livre de plus de 200 pages retrace l’histoire de la spécialité de l’Antiquité à nos jours. « L'histoire pour moi, c'est absolument fondamental. Ça permet de savoir d'où on vient. C'est pour ça aussi que j'ai écrit ce livre. » Anne Gompel espère que les étudiants achètent ce livre pour apprendre la riche histoire d’une spécialité parfois méprisée, parfois sous-cotée.
« La médecine ce n’est pas que du symptôme, du diagnostic et du traitement c'est aussi être à l'écoute des patients. Je pense que l'histoire permet de comprendre comment on a traité les femmes, comment on les a écoutés, comment on les a soignés et comment maintenant on a évolué », raconte la présidente honoraire du Collège National des Enseignants de Gynécologie Médicale (CNEGM).
Mais, contrairement à Muriel Salle ou à Pierre-Léon Thillaud, Anne Gompel n’estime pas que les sciences humaines fassent de meilleurs médecins.
Selon elle, c’est un plus. « Je ne crois pas que ça change l'exercice. La pratique, on l'apprend grâce aux études et à l'expérience clinique. »
https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/comment-la-medecine-basee-sur-les-preuves-sest-imposee
Connaître l’histoire de la médecine relève davantage de la satisfaction personnelle de détenir une connaissance supplémentaire. « C'est plus une question de culture générale, de contexte. Que ce soit intéressant, c'est sûr, mais ça s’arrête là. »
De même, la gynécologue estime qu’il n’y pas de nécessité, et encore moins d’urgence à intégrer l’histoire (et les humanités) au programme de médecine. Pour elle, c’est même déjà le cas. « Dans les cours de médecine, il y a toujours eu des références historiques, littéraires, etc. Et puis, on n'est pas obligé de s’instruire que via l’université. On peut aller chercher soi-même des lectures et compléter ses connaissances indépendamment du parcours universitaire. »
Pour aller encore plus loin, si un apprenti docteur s’intéresse à l’histoire, à l’anthropologie ou à la sociologie, il est possible de l’étudier sans l’intégrer aux études de médecine. À partir de la 4e année de médecine, chaque étudiant peut s’inscrire à un master pour se spécialiser.
Muriel Salle, qui enseigne en master de philosophie et anthropologie du soin, confirme. « Ce sont presque tous des étudiants en médecine qui veulent donner du sens à leurs études, apprendre autre chose. »
En conclusion, il est difficile pour ces experts de parler d’une seule voix concernant la place de l’histoire de la médecine et des sciences humaines en études de santé. En revanche, ce qui est indéniable, c’est que peu importe la spécialité, s’intéresser à ces sujets permets de comprendre « ce que fut la médecine et ce qu’elle peut devenir. »