Doctogamie, et alors ?

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L’entre-soi matrimonial que cultivent les médecins, et plus généralement les métiers à hauts revenus, peut être délétère sur le plan social. Mais du point de vue de la profession médicale, ce défaut peut avoir ses bons côtés.

Doctogamie, et alors ?

Dans un monde idéal, la probabilité d’être en couple avec un médecin quand on est soi-même médecin devrait être égale au pourcentage que la profession représente dans l’ensemble de la population, soit environ 0,3 %. Oui mais voilà : qui se ressemble s’assemble, et la proportion des médecins doctogames excède largement ce chiffre. Mais quelles sont les conséquences de cette propension médicale à chercher son partenaire parmi ses pairs ?

La première manière de répondre à cette question consiste à prendre un point de vue général, et à considérer la situation au niveau de la société française dans son ensemble. D’après le sociologue Milan Bouchet-Valat, qui fait référence sur ces questions, la tendance à l’homogamie a historiquement tendance à baisser… sauf au sein des élites, dont les médecins. Voilà qui n’est pas sans conséquences négatives : le chercheur, dans un article publié en 2014 dans la Revue française de sociologie (1), liait même l’homogamie des classes favorisées à l’un des pires maux qui rongent notre société, estimant qu’elle pouvait constituer « l’une des conditions de possibilité du renforcement des inégalités qui prend place au sommet de la distribution des revenus ».

La doctogamie innocentée

De là à rendre la doctogamie responsable des injustices sociales dénoncées depuis des années, et dont le mouvement des Gilets jaunes fut, en 2018, le symptôme le plus spectaculaire, il y a un pas qu’on ne saurait franchir. C’est ainsi que le sociologue David Saint-Marc, qui a beaucoup travaillé sur les internes (2) estime qu’on ne doit pas accuser le phénomène de l’entre-soi d’être responsable d’une certaine forme de conservatisme médical, ou d’une certaine tendance à la fermeture de

la profession par rapport à l’ensemble de la société. « Pour pouvoir dire cela, il faudrait que l’homogamie atteigne des chiffres beaucoup plus élevés, estime-t-il. Or si l’on prend les chiffres de la DREES, même s’ils sont très anciens (3) 22 % des médecins sont en couple avec un autre médecin ; cela fait tout de même 78 % de praticiens qui ont un conjoint d’une autre profession. »

"Ce n’est pas parce qu’un couple est formé de deux médecins qu’il est forcément égalitaire."

 

David Saint-Marc a au contraire remarqué que, par certains aspects, l’homogamie pouvait constituer un atout sur lequel les médecins peuvent compter pour affronter les conditions particulièrement difficiles dans lesquelles ils sont appelés à exercer. « C’est une formation où l’on est soumis à une pression émotionnelle importante, à une charge de travail démentielle, note-t-il. Dans ces conditions, il peut être plus facile d’être avec quelqu’un qui comprend ce qu’on est en train de vivre. »

Éloge de l’égalité

L’universitaire voit donc la tendance à s’apparier entre eux, des internes qu’il a étudiés, comme « une ressource » face à l’adversité à laquelle ils sont confrontés. Sa collègue Géraldine Bloy, qui a suivi de jeunes généralistes entre la fin de leurs études et les premières années d’exercice (4), abonde dans ce sens. « Dans les couples médecin-médecin, il peut y avoir une logique de proximité et de soutien social, c’est intéressant dans un métier qui n’est pas neutre sur le plan psycho-émotionnel… », explique-t-elle.

Et la sociologue d’ajouter que, selon les enquêtes, les couples égalitaires, médecins ou non, font état en moyenne d’un niveau de bien-être supérieur aux autres. Mais elle met en garde contre tout simplisme. « Ce n’est pas parce qu’un couple est formé de deux médecins qu’il est forcément égalitaire… Il y a au sein de la profession beaucoup de différences : certaines spécialités ou certains statuts sont plus ou moins valorisés », prévient-elle. Elle a notamment observé comment, parmi les couples de médecins qu’elle a pu suivre, la carrière de l’un (souvent l’homme) était priorisée, l’autre étant contraint de suivre le mouvement. Le diable, comme toujours, se cache dans les détails.

Source:

1. Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l'homogamie de diplôme, de classe et d'origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d'ensemble, repli des élites », in Revue française de sociologie, 2014/3 (Vol. 55)

2. Voir notamment David Saint-Marc, La Formation des médecins. Sociologie des études médicales, L’Harmattan, 2011

3. Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, « La situation professionnelle des conjoints de médecins », in Études et Résultats, n° 430, sept. 2005

4. Voir notamment Singuliers généralistes. Sociologie de la médecine générale, codirigé avec François-Xavier Schweyer, Presses de l’EHESP, 2010

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