Thérapie narrative - Critique de « Valeur sentimentale », de Joachim Trier

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Cette maison norvégienne a connu la chaleur familiale, des disputes bruyantes, des souffrances tues et des drames insondables. À la mort de sa dernière occupante, ses deux filles y organisent ses funérailles. Mais le père, réalisateur de renom et divorcé de longue date, revient. La demeure est restée la sienne, et il aimerait y tourner son dernier film. Il propose le scénario à son aînée, actrice de théâtre, qui refuse sans même le lire. Car ce qui a tout en apparence d’un foyer accueillant est devenu, au fil des générations, le siège d’une distance émotionnelle et d’une incommunicabilité. Le tournage y a finalement lieu, et pourrait rebattre les cartes…

Thérapie narrative - Critique de « Valeur sentimentale », de Joachim Trier

Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas dans Valeur Sentimentale © Memento Distribution

Un film dont la valeur sentimentale ne s'apprécie qu'à la toute fin.

Il y a quelque chose de tout autant perturbant que fascinant dans le dernier Joachim Trier, unanimement acclamé à Cannes, dont il est ressorti récompensé d'un Grand Prix que d'aucuns jugeaient insuffisant. Perturbant parce que le film, en tant qu'objet, n'a pas la robustesse que l'on attend d'un chef-d'oeuvre. Il peut par moments être carrément horripilant, notamment quand il introspecte le monde dont il est lui-même issu - ce petit monde du cinéma qui peut rapidement conférer un aspect nombriliste - d'autant qu'il décrit une tambouille rapidement lassante, même quand on s'y intéresse à la base. Ces scènes de festival, de réseau, de préparation de lecture, parce qu'elles n'ont d'autre fonction que de servir le récit, finissent par l'alourdir. On est loin de la préparation de la pièce de Tchekhov dans le sublime Drive my car. De même, certains aspects scénaristiques, par ailleurs centraux, sont balancés si lourdement qu'on peine à leur attribuer une plausibilité minimale. Ainsi ce scénar' immédiatement rejeté par Nora, la fille comédienne qui finira par virer casaque après en avoir lu quelques lignes particulièrement banales voire mal écrites, ou encore les épisodes qui conduisent le père à se désillusionner à propos d'un projet auquel il tenait viscéralement : si l'on comprend pourquoi les personnages évoluent ainsi, l'on reste circonspect devant le comment. 

Le suicide au cœur de l'œuvre 

Le canevas, en lui-même, est la réplique troublante d'un précédent film de Trier, Louder than bombs, injustement boudé d'ailleurs - d'autant plus que Valeur sentimentale est particulièrement célébré. Soit les conséquences d'un suicide sur une destinée familiale - celui de la mère dans le film précédent, de la grand-mère dans celui-ci - et plus particulièrement sur une fratrie, chaque membre tentant de se rétablir à sa façon, l'un se réfugiant dans un pragmatisme sécurisant, l'autre dans un imaginaire aux confins de la virtualité et de la vie par procuration. Le suicide est d'ailleurs un thème qui a cristallisé l'œuvre de Trier dès ses débuts et son contemplatif Oslo, 31 août. Ce qui ne pourrait être qu'une resucée voire une recette commode trouve pourtant un singulier renouveau, voire une profondeur inattendue. Comme si en déplaçant le contexte dans un lieu différent - la Norvège natale du réalisateur, à laquelle il associe habilement une dimension historique inattendue - et en le recentrant dans un ici - une demeure familiale - plutôt qu'un ailleurs - des zones de guerre lointaines - les enjeux narratifs s'en trouvaient transfigurés.

« C'est à sa toute fin que le film trouve enfin sa force et son centre de gravité, quand il se resserre sur le personnage de Nora »

Car ce que décrit Trier dès le prologue, superbement romanesque, c'est l'impossibilité, plus que l'incapacité, d'une famille à se confronter émotionnellement à sa propre histoire. Gustav voudrait clore sa carrière cinématographique en se centrant sur une scène fondatrice, le suicide inexpliqué de sa mère dans une pièce de la maison, dans un double mouvement de transposition, comme s'il percevait que là était la clé pour se rapprocher de Nora, sa fille dépressive au prénom et à la dimension tragique d'une héroïne d'Ibsen. Et cela, sans se rendre compte que l'y associer si intimement, et dans de tels lieux, sans avoir fait le minimum pour lui transmettre un attachement suffisamment authentique et sécurisant, ne pouvait aboutir qu'à l'inverse. Le projet en devient, chez ce cinéaste égotiste, une forme de manipulation plus ou moins consciente, que percevra d'ailleurs l'actrice de substitution pour le rôle, starlette en quête d'adoubement intello et arty, touchante dans sa prise de conscience du caractère pervers de l'entreprise et de l'impasse que constitue sa participation. 

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C'est à sa toute fin que le film trouve enfin sa force et son centre de gravité, quand il se resserre sur Nora, personnage singulier qui semble constamment échapper à toutes les balises que Trier s'évertue à poser, et à laquelle Renate Reinsve confère une intensité peu commune - Inga Ibsdotter Lilleaas, qui joue sa cadette, n'est pas en reste. En résulte une vibration mélancolique, une vérité des personnages qui résiste à la perfection glacée de la réalisation et de l'histoire, et qui permet d'accéder au coeur du drame vécu, réplique dépressive d'un séisme transgénérationnel conjugué au fracas de l'Histoire et contenu dans une petite boîte, une archive nationale acquérant dès lors une dimension personnelle et une fonction de retour du refoulé. Tout fait sens et s'éclaire, notamment les choix professionnels de chacun, réalisateur, comédienne ou historienne. Et c'est parce que chaque personnage, à sa façon et sans forcément le transmettre ni le comprendre, se réapproprie enfin une part de cette histoire et s'extirpe du cœur du volcan émotionnel source de la répétition traumatique, que la raconter devient possible. Autrement, et dans un autre lieu, mais personnellement et intimement. Un processus thérapeutique, en somme. 

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