Faut-il supprimer l’Aide médicale d’État ? ce que nous dit la recherche scientifique

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La suppression de l’Aide médicale d’État pour les « sans-papiers » est de nouveau à l’agenda du gouvernement. Le débat politique fait rage sans prendre en compte l’expertise des spécialistes et les travaux de recherche. Les données montrent, notamment, que la moitié des personnes éligibles ne bénéficie pas de l’AME.

Faut-il supprimer l’Aide médicale d’État ? ce que nous dit la recherche scientifique

© Midjourney x What's up Doc

Depuis la nomination du gouvernement de Michel Barnier, l’Aide médicale d’État (AME), la couverture maladie dont peuvent bénéficier les étrangers en situation irrégulière, se retrouve de nouveau au cœur de l’actualité. Bruno Retailleau, le nouveau ministre de l’intérieur, a en effet annoncé sa volonté de réformer ce dispositif.

Ce droit à l’accès aux soins et à la protection de la santé des personnes résidant sur le territoire français sans titre de séjour est fortement menacé depuis les discussions autour de la loi « immigration ».

À l’époque, le gouvernement d’Élisabeth Borne avait d’abord envisagé la suppression de l’AME, dans le cadre de cette loi, sur la base notamment du rapport établi par Claude Évin et Patrick Stefanini… avant de reculer. À noter que les conditions d’accès à l’AME avaient déjà été durcies en 2019.

Un débat politique qui s’appuie peu sur les savoirs scientifiques et la parole des spécialistes

Les arguments en faveur de l’accès des étrangers en situation irrégulière à la médecine de ville, et pas seulement à la médecine d’urgence, sont pourtant nombreux : mieux garantir le droit fondamental à la santé pour toutes et tous, éviter l’engorgement des services d’urgence, allouer les ressources plus efficacement, ou encore mieux prévenir et contrôler les maladies transmissibles.

Une étude a été publiée tout récemment à partir de l’enquête « Premiers pas » conduite en 2019 par l’Institut de recherche en documentation et en économie de la santé (Irdes). Cette étude montre que, comparé aux personnes éligibles mais non bénéficiaires de l’AME, les bénéficiaires de l’AME ont davantage tendance à consulter en cabinet médical ou en centre de santé que dans les services d’urgences ou associatifs.

De plus, contrairement à ce qui est souvent avancé dans le débat politique, l’argument dit « économique » est aussi en faveur de l’AME. L’AME n’entraîne pas de surconsommation de soins et elle minimiserait les coûts pour le système de santé en évitant la prise en charge tardive et plus onéreuse des pathologies.

En d’autres termes : le coût de l’exclusion des étrangers en situation irrégulière des soins courants serait supérieur au coût de l’inclusion. Enfin, l’exemple de l’Espagne est là pour rappeler la dangerosité de telles mesures : instaurée en 2012, la restriction de l’accès aux soins des migrants a entraîné une hausse de leur mortalité, l’accès ayant ensuite été rétabli en 2016.

Ces faits, documentés par les scientifiques et largement relayés par les soignants, les associations et les sociétés savantes, semblent peu pris en compte dans le débat politique actuel.

Un accès limité à la couverture santé pour les immigrés précaires, malgré les dispositifs existants

Bien qu’ils bénéficient d’un droit à la protection de la santé, les immigrés en situation de précarité, en particulier ceux sans titre de séjour, n’ont souvent aucune couverture maladie effective. Parmi les causes les plus courantes figurent les obstacles juridiques et administratifs, les difficultés financières, les barrières linguistiques et les problèmes de communication qui entravent la « navigation » dans le système social et de santé, la discrimination dans l’accès aux soins ou encore la peur d’être signalé aux autorités et potentiellement expulsé.

En France, les immigrés en situation régulière (dont les personnes ayant le statut de réfugié et les demandeurs d’asile) ont droit au régime général de la Sécurité sociale. Ce sont les immigrés sans titre de séjour résidant sur le sol français depuis plus de trois mois qui peuvent quant à eux bénéficier de l’AME, ce programme national de couverture maladie gratuite mis en place en 2000.

L’AME permet de bénéficier d’une prise en charge à 100 % – avec dispense d’avance de frais et dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale – des soins médicaux et dentaires, des médicaments remboursés par la Sécurité sociale (sauf ceux « à service médical rendu faible »), des frais d’analyses, des frais d’hospitalisation et d’intervention chirurgicale, de certaines vaccinations et certains dépistages, ainsi que des frais liés à la contraception, à l’interruption volontaire de grossesse, etc.

Pour bénéficier de l’AME, les personnes doivent fournir une preuve (i) d’identité, (ii) de résidence continue en France depuis au moins trois mois, et (iii) de faibles ressources financières (environ 10 000 € par an pour une personne seule).

Mais dans les faits, l’enquête « Premiers pas » a montré que seules 51 % des personnes éligibles étaient effectivement couvertes par l’AME. Ce constat alarmant s’applique plus particulièrement aux immigrés en situation de précarité, à l’instar de ceux suivis dans les Centres d’Accueil de Soins et d’Orientation (CASO) de Médecins du Monde en France : en 2021, 81 % des personnes éligibles suivies dans les CASO ne disposaient d’aucune couverture maladie.

Le projet Makasi : une recherche communautaire, participative et interventionnelle

Garantir un meilleur accès à la couverture maladie pour les immigrés les plus précaires, souvent mal informés de leurs droits, représente donc un enjeu sociétal et de santé publique majeur. La recherche communautaire, participative et interventionnelle peut aider à répondre à cet enjeu. Nous rapportons ici les résultats d’une étude sur l’impact d’une intervention de renforcement de la capacité d’agir (empowerment en anglais) en matière de santé sur l’accès à la couverture maladie.

Entre 2018 et 2021, nous avons mené le projet Makasi auprès d’immigrés originaires d’Afrique subsaharienne en situation de précarité résidant en Île-de-France, une population marginalisée et vulnérabilisée, dont l’état de santé se dégrade avec la durée de séjour en France. Cette population tend en outre à être exclue du système de santé français en raison d’une absence de couverture maladie et d’un accès limité aux soins et à la prévention.

« Makasi » signifie « fort, costaud, résistant » en Lingala, une langue parlée dans les deux Congo.

Le projet Makasi a rassemblé les associations Afrique Avenir et Arcat, un groupe de pairs, ainsi que des équipes de recherche du Ceped, du LEDa-DIAL et de l’ERES. Ce projet comportait trois dimensions principales :

  • Un travail social et de médiation en santé réalisé en routine par Afrique Avenir et Arcat, dans une démarche d’aller-vers ;
  • Une intervention innovante d’empowerment en matière de santé et de santé sexuelle proposée aux personnes éligibles. L’intervention Makasi – basée sur les principes de l’entretien motivationnel et associée à une orientation active et un bilan personnalisé en santé sexuelle – consistait en un entretien de 30 minutes avec une médiatrice dans un des camions des associations ;
  • Un travail de recherche basé sur des données collectées par questionnaire au moment de l’inclusion dans l’étude, puis 3 et 6 mois après ainsi qu’un volet qualitatif à partir d'observations et d'entretiens répétés avec les participants.

Un programme francilien qui a amélioré l’accès à l’AME pour les participants

Cette démarche nous a permis d’atteindre des personnes en situation de grande précarité – souvent exclues des enquêtes sur la santé : précarité administrative (75 % n’avaient pas de titre de séjour), alimentaire (45 % avaient connu la privation alimentaire au cours du mois précédent l’enquête) ou encore liée au logement (69 % n’avaient pas de logement stable).

Nos résultats montrent d’abord que les taux de couverture santé étaient très faibles lors de l’inclusion des participants dans l’étude (c’est-à-dire avant la mise en place de l’intervention) : seulement 57 % d’entre eux étaient effectivement couverts, faisant écho aux faibles taux mis en évidence notamment dans l’enquête Premiers pas.

En revanche, l’intervention Makasi a nettement contribué à améliorer l’accès des participants à la couverture maladie. Sans détailler les aspects méthodologiques, disponibles ailleurs, il est important de préciser ici que nous nous sommes donné les moyens de mesurer l’impact propre de l’intervention, c’est-à-dire indépendamment des autres facteurs influençant l’accès à la couverture maladie, par exemple la durée depuis l’installation en France ou la maîtrise de la langue française.

Ainsi, la probabilité de bénéficier d’une couverture maladie a augmenté de 18 points de pourcentage trois mois après avoir reçu l’intervention (passant de 57 % avant l’intervention à 75 % trois mois après), et de 29 points de pourcentage six mois après avoir reçu l’intervention (passant de 57 % avant l’intervention à 86 % six mois après).

L’enquête « Premiers pas » avait identifié la durée de séjour en France comme le principal déterminant de l’accès à l’AME : après 5 ans de résidence ou plus sur le territoire français, 35 % des personnes sans titre de séjour ne bénéficiaient toujours pas de l’AME.

À cet égard, nos résultats sont d’autant plus importants qu’ils montrent qu’une amélioration importante de l’accès à la couverture santé peut être obtenue en peu de temps – dans notre cas de trois à six mois, et indépendamment du nombre d’années passées en France – grâce à une intervention d’empowerment hors les murs.

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce fort impact de l’intervention Makasi : l’orientation active des participants vers les services sociaux et de santé les mieux à même de répondre à leurs besoins en matière de protection sociale, mais aussi le renforcement de la capacité d’agir des participants en matière de santé, grâce notamment à un meilleur outillage en termes de connaissances des ressources sociales et de santé.

Garantir et renforcer l’accès à la couverture santé des immigrés les plus précaires

La couverture sanitaire n’est, par définition, pas universelle si elle exclut les migrants sans titre de séjour. Atteindre la couverture sanitaire universelle est pourtant l’un des objectifs que s’est fixé l’Union européenne afin de faire face aux enjeux de santé mondiale.

Les propositions visant à restreindre, voire supprimer, l’accès à la couverture santé des étrangers en situation irrégulière ne sont fondées sur aucune base scientifique. Bien au contraire, l’expertise scientifique sur la question pointe le besoin d’identifier des stratégies visant à garantir un meilleur accès à la couverture maladie et aux soins aux immigrés en Europe.

Avec le projet Makasi, nous avons montré qu’une intervention communautaire, en aller-vers, de renforcement de la capacité d’agir en matière de santé peut largement améliorer la couverture santé parmi les immigrés originaires d’Afrique subsaharienne en situation de précarité.The Conversation

Marwân-al-Qays Bousmah, Chargé de Recherche, Ined (Institut national d'études démographiques); Annabel Desgrées du Loû, Directrice de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Anne Gosselin, Chargée de recherche en démographie de la santé, Ined (Institut national d'études démographiques)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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