"Développer des dispositifs ambulatoires qui protègent les urgences et l’hospitalisation"

Article Article

Suite à la procédure de choix des internes, nous vous annoncions fin septembre la surprenante contre-performance de la psychiatrie. En effet, plus de 17 % des postes en psy n’ont pas été pourvus cette année, contre 4 % en 2018 et 1,38 % en 2017. Un record quasi historique qui méritait une analyse de la part du Pr Frank Bellivier, le délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie nommé en avril dernier par Agnès Buzyn. On en a également profité pour lui poser quelques questions sur le récent rapport sur l'organisation territoriale de la santé mentale. Les rapporteures, Martine Wonner (LREM) et Caroline Fiat (LFI) évoquent une filière « au bord de l'implosion » et une « prise en charge catastrophique ». Elles plaident pour un changement structurel de l’offre de soins en santé mentale organisée autour du patient, tout en appelant à sortir enfin la psychiatrie de l'hôpital pour améliorer la prise en charge. Enfin, le rapport formule notamment les propositions suivantes : réaffirmer le libre choix et les droits du patient ; déstigmatiser la psychiatrie et intégrer la santé mentale dans « Ma Santé 2022 » ; créer des coordonnateurs territoriaux en santé mentale garants de la déclinaison de la politique nationale et du suivi de la mise en œuvre des projets territoriaux de santé mentale (PTSM) ; soutenir et développer les conseils locaux de santé mentale (CLSM) pour faciliter la concertation entre tous les acteurs de proximité (sanitaires, médico-sociaux, sociaux, élus, usagers, etc.) ; accélérer le virage ambulatoire en redéployant 80% du personnel de l’hôpital psychiatrique sur l’ambulatoire à l’horizon 2030…

"Développer des dispositifs ambulatoires qui protègent les urgences et l’hospitalisation"

What’s up Doc. Comment expliquez-vous la contre-performance de la psychiatrie cette année ?

Professeur Franck Bellivier. Il ne s’agit pas d’une véritable tendance. La situation n’était pas la même les années précédentes, donc je ne pense pas que cela soit le reflet de la discipline. Mais c’est vrai qu’il s’est passé quelque chose, donc il faut essayer de le comprendre. Je pense que cela s’explique en partie par le psy-bashing et l’accumulation de ces rapports alarmistes ces dernières années, mais aussi par la couverture qui a été faite par la presse. Ce constat alarmiste met surtout en avant les difficultés, et oublie de mentionner les points positifs. Pourtant, il y a quand même des établissements où on travaille bien, où les soignants sont épanouis, où les malades sont bien soignés et ne râlent pas… Ce constat catastrophiste et la nécessité de réformes sont tout à fait justifiés si on fait une photographie nationale, mais il n’est pas pour autant le reflet de toutes les réalités sur le terrain… De plus, ces rapports oublient que l’on est à un moment particulier de l’histoire où les astres ont l’air de s’aligner pour que les choses bougent. Nous savons depuis 20 ans que la psychiatrie est en difficulté et que c’est le parent pauvre de la médecine. Mais, aujourd’hui, on a une démarche très construite, avec une volonté politique forte, un projet de réforme, une équipe dédiée pour la mise en place de cette réforme… Nous disposons aussi d’équipes très mobilisées sur le terrain (ARS, soignants, patients, familles, élus….), j’en veux pour preuve la dynamique d’élaboration des PTSM que je constate dans mon tour de France des régions.

La psychiatrie est au carrefour de disciplines multiples

WUD. Comment peut-on changer l’image négative de la psychiatrie ?

F.B. Je pense qu’il faut que l’on soit beaucoup plus clair sur nos projets pour les jeunes. Il faut leur expliquer ce qui fait la richesse de cette discipline, que nous communiquions plus clairement, car ce n’est pas forcément facile à comprendre pour un étudiant en fin de deuxième cycle. C’est une spécialité qui est au carrefour de disciplines multiples, et c’est ça qui en fait tout l’intérêt, car différentes sensibilités peuvent s’y épanouir. Je pense aux sciences sociales, à l’anthropologie, aux neurosciences cliniques et fondamentales... On pourrait aussi parler des modélisations complexes (faisant intervenir des facteurs de vulnérabilité génétiques, liés à l’environnement, au développement…) de ces pathologies multifactorielles complexes.

Un stage obligatoire en psychiatrie au cours du deuxième cycle devrait aider

De plus, nous sommes actuellement dans une dynamique de mise en place de nouveaux outils et d’une reformulation de l’offre de soins….. et tout cela sera porté par les nouvelles générations. Donc c’est le moment idéal pour les jeunes de s’impliquer dans ces travaux. Ces réformes créent un contexte favorable pour s’impliquer dans des disciplines passionnantes, encore mal connues comme la « science de l’implémentation » qui s’intéresse aux facteurs influençant la conduite du changement, la mise en place des nouveaux outils, ou la perception de la santé mentale, qu’il s’agisse de sujets de santé ou de sujets sociétaux liés à la stigmatisation, à la place dans la société de personnes handicapées psychiques. La psychiatrie est une discipline qui est très riche en termes de nouveaux outils de prise en charge. Enfin, les responsables universitaires doivent aussi être beaucoup plus proactifs dans le partage des valeurs qui sont celles du soin psychique. Ils doivent aussi être plus explicites sur ce qui attend les internes qui choisissent la psychiatrie. Enfin, un stage obligatoire en psychiatrie au cours du deuxième cycle devrait aider…

Proposer une prise en charge des patients conçue comme des parcours

WUD. Parlons maintenant du récent rapport sur l'organisation territoriale de la santé mentale. Que retenez-vous de ce rapport ? Partagez-vous ses conclusions ?

F. B. : Il faut saluer le travail qui a été fait. Ce rapport a été nourri de visites sur le terrain en France et à l’étranger, il est assez exemplaire dans sa méthodologie. Dans ses conclusions, il rejoint des rapports récents et plus anciens sur l’état des lieux préoccupant de l’offre de soins en psychiatrie et l’inadéquation entre l’offre et la demande. Ces rapports (Laforcade, Académie nationale de médecine, A.Lopez et G.Turan-Pelletier (IGAS)) proposent des états des lieux convergents. Toutes ces interpellations vont dans le même sens, elles témoignent d’une prise de conscience de plus en plus largement partagée sur le fait qu’il faut faire quelque chose en psychiatrie. Et, d’ailleurs, une très grande majorité des préconisations qui se trouvent dans le rapport se retrouvent dans la feuille de route de la santé mentale et de la psychiatrie.
 
Les conclusions de ces rapports, et notamment du plus récent, ne sont pas orthogonales par rapport à la démarche que nous poursuivons depuis plus d’un an. Il s’agit de proposer un meilleur accès aux soins, de construire des parcours de soins complexes et multidisciplinaires, avec une prise en charge des patients conçue comme des parcours, avec une intervention au niveau d’un territoire de l’ensemble des ressources : prévention, offre de soins, secteur médico-social et social… y compris ceux du secteur du logement, du travail … C’est tout cela qui va permettre de construire des parcours qui sont au plus près des besoins des personnes avec handicaps psychiques. Ce qui est très important, c’est que les utilisateurs (patients, familles) sont partie prenante de la démarche, avec en toile de fond la promotion des droits des personnes. Nous avons aussi besoin d’investissements pour la reformulation de cette offre de soins à l’échelle d’un territoire.

L’élaboration des PTSM est au centre de notre intérêt

WUD. Parmi les 9 propositions du rapport, quelles sont celles qui vont paraissent importantes ?

F.B. L’une des propositions vise à créer des coordonnateurs territoriaux en santé mentale garants de la déclinaison de la politique nationale et du suivi de la mise en œuvre des PTSM. L’élaboration des PTSM est au centre de notre intérêt. Nous pensons que c’est un outil d’intégration à l’échelle d’un territoire (le plus souvent d’un département) de ces différentes ressources pour la construction de parcours. Il nous faut procéder pas à pas, d’abord avec une enquête nationale pour voir l’état d’avancement national des différents PTSM et pour mobiliser de l’appui aux groupes qui sont en difficulté. L’étape d’aujourd’hui, c’est d’aller sur place, en faisant un tour de France pour voir comment ces acteurs se sont saisis de cet outil qui est au centre de la réforme. Mais une seule vague de PTSM ne suffira pas, car c’est une démarche évolutive. Des versions ultérieures « 2.0 et 3.0… » de ces PTSM seront nécessaires. C’est pour l’animation de ces PTSM et leur évolution dans le temps que des coordonnateurs pourraient être nécessaires… Nous y réfléchissons sérieusement. Cela sera l’un des éléments de réflexion courant 2020 pour accompagner et crédibiliser la démarche.

On veut privilégier les investissements sur les dispositifs ambulatoires

Enfin, il y a une volonté politique forte pour améliorer la situation sur le terrain. Il suffit de regarder la réforme du mode de financement de la psychiatrie qui est conçue pour accompagner ces réformes. Le modèle en DAF (dotation annuelle de fonctionnement) est assez anesthésiant. Ce mode de financement ne contient pas d’incitations à l’actualisation des projets médicaux, de l’offre de soins, à la coopération entre acteurs, à l’innovation… Ce modèle avait des avantages car il sécurisait les moyens financiers de la psychiatrie, mais ce n’était pas un modèle très incitatif. Donc, le premier principe directeur de la réforme est de traiter les inégalités territoriales qui étaient apparues au fil des années avec des régions qui étaient sous-financées par rapport à d’autres. Les autres volets de la réforme du mode de financement sont des volets qui visent à encourager l’activité, l’innovation, la recherche…  Ces leviers incitatifs vont dynamiser les projets de soins et la « bascule ambulatoire », parce que l’on veut privilégier les investissements sur les dispositifs ambulatoires.

Une intervention plus précoce permet d’éviter les hospitalisations et les passages aux urgences

WUD. Le rapport préconise d’accélérer le virage ambulatoire en redéployant 80% du personnel de l’hôpital psychiatrique sur l’ambulatoire à l’horizon 2030…

F.B. Ce qui est préconisé en termes de priorité donnée à l’ambulatoire dans le rapport, on le retrouve dans la feuille de route. Je n’aime pas trop l’expression de « bascule ambulatoire » parce que cela peut vouloir dire que l’on va fermer des lits et qu’on va les remplacer par de l’ambulatoire. Il y a des endroits où il est nécessaire de fermer des lits, mais il y a aussi beaucoup d’endroits où nombre de de lits ont déjà été fermés. Or, ce n’est pas tant une fermeture supplémentaire de lits qui est requise, mais plutôt la mise en place d’investissements pour le développement de dispositifs ambulatoires qui protègent les urgences et l’hospitalisation et qui permettent d’intervenir plus tôt. En effet, c’est grâce à une intervention plus précoce que l’on évite des hospitalisations et les passages aux urgences. Il y a beaucoup d’exemples en France de dispositifs ambulatoires qui marchent très bien et qui sont justement moins consommateurs d’hospitalisations, donc on sait que ça marche.

Trouver des alternatives au recours aux soins sans consentement

WUD. Le rapport préconise également de réinterroger l’augmentation des soins sans consentement… Pensez-vous qu’on ait trop de recours à des hospitalisations sans consentement aujourd’hui ?

F.B. Si on regarde le pourcentage d’augmentation des hospitalisations en placements, il est quasi identique à l’augmentation de l’activité globale. Donc, je ne suis pas sûr qu’il y ait des dérapages de pratiques, c’est-à-dire qu’il y ait plus d’hospitalisations en placements. On a des files actives qui grossissent de 15 à 20 %, et, à l’intérieur, si on regarde comment ont évolué les placements sur une unité de temps équivalente, on a à peu près le même chiffre d’augmentation du nombre de placements. Il reste que ces pratiques doivent interroger pour que l’on trouve des alternatives au recours aux soins sans consentement, mais le modèle que l’on a en tête, c’est plutôt d’éviter ces hospitalisations. Donc, il faut mettre en place une offre ambulatoire beaucoup plus captive qui permette d’intervenir en amont, ce qui permettra d’éviter le passage aux urgences et les hospitalisations sans consentement. On a des exemples en France et à l’étranger qui fonctionnent. Dans le secteur 59G21 sur la métropole de Lille, ils ont 10 lits pour un secteur de 60 000 à 70 000 habitants. Les 10 lits sont rarement pleins et ils ont des dispositifs ambulatoires de crise et d’accompagnement. Au total, ils ont un système basé principalement dans la communauté qui est extrêmement captif et qui permet de traiter les choses en amont des hospitalisations.

On compte aujourd’hui 220 CLSM en France

WUD. Pensez-vous qu’il faille développer les CLSM pour faciliter la concertation entre les tous les acteurs de proximité ?

F.B. Le constat est le suivant. On observe que les PTSM sont beaucoup plus dynamiques lorsqu’il existe un CLSM qui participe à l’organisation du projet. Autrement dit : quand, à l’échelle du territoire, on a un CLSM avec une communauté qui s’implique, en particulier les élus, on a une dynamique d’élaboration de ces projets territoriaux qui est bien meilleure. C’est assez logique d’ailleurs, et cela va assez avec cette prise de conscience des enjeux de santé publique et des enjeux sociétaux de ces réformes. On compte aujourd’hui 220 CLSM en France, donc leur nombre a considérablement augmenté, ce qui est une très bonne nouvelle. C’est pourquoi il est très important que les élus s’impliquent. Nous avons donc des actions incitatives auprès des élus pour les développer encore plus. À chaque fois que j’ai une occasion d’interpeller les élus sur le sujet, je leur rappelle que le projet que je porte n’est pas uniquement un projet de santé publique, mais que c’est aussi un projet de société.

Retrouvez ici notre précédente interview de Frank Bellivier en juillet dernier.
 

Les gros dossiers

+ De gros dossiers