Dr Jérôme Barrière.
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Le 3 décembre 2025, sous l’impulsion inédite d’un collectif apolitique et asyndical, plus de 500 médecins libéraux des Alpes-Maritimes, issus de six communautés médicales d’établissement différentes, cesseront leur activité, avec fermeture annoncée de plusieurs services d’urgences.
Nous espérons un effet « boule de neige » et appelons nos jeunes collègues internes ainsi que nos confrères hospitaliers, eux aussi concernés, dans tous les départements, à nous rejoindre.
Un syndicat d’infirmiers libéraux, Convergence infirmière 06, a également appelé à la grève ce jour-là : ce front commun n’a rien d’anodin. Il dit une chose simple : une unité est en train de naître entre soignants, parce que notre système de santé et l’accès aux soins sont, plus que jamais, réellement menacés par une succession de mesures fiscales et coercitives, associées à des coupes budgétaires conduisant de manière inéluctable à la dégradation de l’offre de soins, à la fermeture de services ou de cabinets médicaux et, à terme, à une médecine à deux vitesses.
« La santé coûte objectivement plus cher qu'hier »
Pourquoi maintenant ?
Parce que la santé coûte objectivement plus cher qu’hier : nous vivons plus longtemps, la population augmente et vieillit, les malades chroniques sont plus nombreux ; les traitements sont plus innovants mais aussi plus coûteux ; les exigences de sécurité, de traçabilité, de permanence des soins 24h/24, le numérique, la robotique, l’IA, tout cela a un prix.
Or, chaque année, l’État décide de ce qu’il acceptera de rembourser à travers une enveloppe fermée, l’ONDAM, l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie, qui fixe un plafond de dépenses pour l’hôpital et pour la médecine de ville.
Pour 2026, cette enveloppe est fixée à environ 270 milliards d’euros, avec une hausse prévue de seulement 1,6 %, là où il faudrait plus de 3 % rien que pour suivre l’évolution des besoins et des coûts.
Elle est donc d’ores et déjà insuffisante : il manque plus d’un milliard d’euros pour les établissements, l’équivalent d’environ 20 000 postes d’infirmiers qui ne pourront pas être pourvus. Cela signifie concrètement des équipes qui ne recrutent pas, des services qui ferment, des patients qui attendent sur des brancards.
On part d’un chiffre que l’on sait dès le départ trop bas : c’est un pari budgétaire à haut risque sur le dos des malades.
« Plusieurs spécialités dites « techniques » ont vu leurs actes diminuer de 5 à plus de 12 %, parfois jusqu’à 15 %, par simple décision administrative, sans accord syndical »
Face à ce décalage entre le coût réel de la santé et ce que la collectivité accepte de rembourser, le gouvernement et l’Assurance maladie ont choisi une voie dangereuse, que nous n’accepterons pas : faire des soignants les boucs émissaires de cette équation impossible.
Depuis le 1ᵉʳ novembre, plusieurs spécialités dites « techniques » — radiologie, cardiologie, médecine vasculaire, néphrologie, radiothérapie… — ont vu leurs actes diminuer de 5 à plus de 12 %, parfois jusqu’à 15 %, par simple décision administrative, sans accord syndical.
Du jour au lendemain, un acte est décoté, sans négociation, au motif que certains praticiens seraient des « rentiers ». C’est faux et c’est insultant. Un rentier est, par définition, une personne qui touche des revenus de son héritage ou de ses placements, pas de son travail.
Nos revenus, eux, n’ont rien d’une rente : les chiffres de notre caisse de retraite montrent par exemple une baisse de 4,1 % entre 2021 et 2022, pendant que nos charges explosaient, que nous augmentions les salaires de nos secrétaires, infirmières, manipulateurs radio, et que le tarif des actes techniques restait gelé depuis près de vingt ans.
Nous contestons aussi la façon dont l’Assurance maladie présente les revenus des médecins, en communiquant sur des montants d’« honoraires » qui ne sont en réalité que du chiffre d’affaires et n’ont rien à voir avec nos revenus nets, une fois déduits les charges, les salaires et les investissements. C’est trompeur et cela biaise toute discussion honnête.
« La spirale est connue : asphyxier la ville et les plateaux techniques, c’est saturer l’hôpital, puis restreindre encore l’accès aux soins »
Plus grave encore, un article de loi (l’article 24 du PLFSS 2026) déjà adopté en première lecture permettrait au ministre de la Santé, chaque année, de baisser unilatéralement les tarifs de secteurs jugés trop coûteux.
Comment investir dans un scanner, une IRM, une échographie de pointe ou une machine de radiothérapie, qui se financent sur 5 à 10 ans, si l’on peut vous couper vos recettes du jour au lendemain parce qu’un tableau Excel juge votre activité « trop rentable » ?
Les premiers à en pâtir seraient les patients : moins d’investissements, moins d’innovations, des délais plus longs, des fermetures de cabinets. La spirale est connue : asphyxier la ville et les plateaux techniques, c’est saturer l’hôpital, puis restreindre encore l’accès aux soins.
« Les compléments d’honoraires ne sont pas du luxe, mais la seule manière de compenser des tarifs de base qui n’ont pas été revalorisés depuis 1999 »
On parle aussi beaucoup des « dépassements d’honoraires » comme d’un scandale français. Il faut dire les choses clairement : pour une partie des spécialistes, ces compléments d’honoraires ne sont pas du luxe, mais la seule manière de compenser des tarifs de base qui n’ont pas été revalorisés depuis 1999, alors que l’inflation cumulée dépasse 40 % et que la consultation de base en France est l’une des plus basses de l’OCDE.
C’est aussi, pour nos confrères hospitaliers autorisés à exercer en secteur 2, un moyen de compléter des salaires fixes qui restent largement figés et n’évoluent presque pas en fonction de leur activité réelle, mais essentiellement avec l’ancienneté. Ces compléments viennent s’ajouter à un remboursement Sécurité sociale qui, lui, n’a pas bougé (ou à une marge très faible pour certaines consultations).
Dans de très nombreux cabinets, sans ces compléments pratiqués avec tact et mesure, l’équilibre économique ne tiendrait pas, là où certaines spécialités de secteur 1 disposent de primes sur objectifs qui n’existent pas pour nous.
Et de nouvelles menaces apparaissent : il est même prévu que les tarifs des séjours d’hospitalisation soient diminués si le praticien demande des compléments d’honoraires, transformant de fait les établissements de soins en gendarmes financiers chargés de surveiller et sanctionner leurs propres médecins.
Le véritable angle mort se trouve pourtant ailleurs : du côté des complémentaires santé. Leurs frais de fonctionnement sont très élevés, seules environ 80 % des cotisations reviennent sous forme de prestations, les marges sont confortables (plus de 3 %), et à peine une petite partie des cotisations (de l’ordre de 4 %) sert réellement à couvrir les compléments d’honoraires, quand près de 20 % partent en frais de gestion et de publicité.
Depuis 2018, le coût des mutuelles a bondi d’environ 40 %. Qui sont les véritables « rentiers » du système ? Certainement pas les soignants qu’on voudrait en plus surtaxer lorsqu’ils recourent à des compléments d’honoraires, ce qui ne ferait qu’augmenter le reste à charge des patients.
« On demande aux médecins de remplir toujours plus de cases, sous peine d’être pénalisés, dans une logique de suspicion permanente plutôt que d’accompagnement »
À ces coupes tarifaires s’ajoutent des mesures de contrôle de plus en plus punitives. Le développement de la « mise sous objectifs » (MSO) instaure une logique de contrôle plutôt qu’une logique d’accompagnement, en particulier sur les arrêts de travail : des sanctions sont désormais prévues pour les médecins qui prescriraient « trop » d’arrêts, sans tenir compte du type de patientèle qu’ils suivent, notamment lorsqu’ils exercent dans des zones défavorisées, auprès de travailleurs précaires ou de patients atteints de pathologies lourdes.
Les médecins généralistes risquent aussi des sanctions inédites s’ils n’alimentent pas correctement le Dossier Médical Partagé, alors même que certains organismes d’assurance, comme la MGEN, ne sont pas capables, en 2025, de gérer de façon fluide certaines procédures numériques simples, par exemple la déclaration d’une maladie prise en charge à 100 %.
On nous demande de remplir toujours plus de cases, sous peine d’être pénalisés, dans une logique de suspicion permanente plutôt que d’accompagnement. On veut aussi transformer les médecins en percepteurs d’impôts, en leur confiant la collecte de franchises médicales que le gouvernement envisage d’augmenter encore, alors que la réalité, que l’on cherche à masquer, est simple : le coût réel de la santé est supérieur à ce que l’État est prêt à financer.
Dans le même temps, le mécanisme de sous-tarification et de décote ne touche pas que les médecins : il frappe aussi nos collègues infirmiers libéraux, en première ligne du maintien à domicile. À titre d’exemple, le forfait pansement est toujours rémunéré 6,30 € en 2025, strictement inchangé depuis 2009, alors même que le coût du matériel, des protections, des déplacements ou des assurances a explosé.
À cela s’ajoute, pour eux comme pour les médecins, la décote des actes multiples — 50 % seulement pour un deuxième acte réalisé le même jour, puis 0 % à partir du troisième — qui pénalise particulièrement les prises en charge complexes nécessitant plusieurs gestes lors d’une même visite, souvent auprès de patients âgés, polypathologiques ou en situation de grande fragilité.
Enfin, on menace de mise à mort professionnelle les praticiens du secteur 3, dont les prescriptions ne seraient plus remboursées : c’est ouvrir, à terme, la porte à une médecine à deux vitesses, comme en Italie, où certains actes chirurgicaux sont facturés des dizaines de milliers d’euros, intégralement à la charge des patients les plus aisés.
« Ce que nous refusons, c’est un contrat léonin où l’Assurance maladie pourrait décider seule, chaque année, de ce que vaut notre travail, en dehors de toute convention »
Ce que nous refusons, c’est un contrat léonin où l’Assurance maladie pourrait décider seule, chaque année, de ce que vaut notre travail, en dehors de toute convention, en nous désignant comme responsables d’un déficit dont les causes sont bien plus larges.
Nous demandons l’annulation des baisses tarifaires unilatérales récentes, le retrait de l’article 24, l’ouverture d’une véritable discussion sur la pertinence des soins, l’investissement nécessaire dans la santé, le rôle réel des complémentaires, la répartition du reste à charge.
Maîtriser la dépense, oui ; punir ceux qui soignent, non.
« Nous ne voulons pas d’une médecine réservée à ceux qui peuvent payer comptant »
Le 3 décembre, nous ferons grève pour défendre la liberté d’exercice, l’attractivité de nos métiers et, surtout, l’accès aux soins de tous.
Nous ne voulons pas d’une médecine réservée à ceux qui peuvent payer comptant, ni d’un système où l’on décourage les vocations et où l’on fait fuir les jeunes médecins. Nous résisterons à cette attaque inédite contre la médecine libérale et contre l’équilibre déjà fragile de notre système de santé.
Mais nous refusons de prendre les patients en otage : cette journée sera un coup de semonce, une façon de dire stop et d’expliquer, calmement, pourquoi nous en sommes arrivés là.
Nous appelons tous les départements de France à nous rejoindre, ainsi que les syndicats, dans ce mouvement spontané, apolitique, qui se situe en parallèle des mobilisations syndicales prévues en janvier.
Il est encore temps de restaurer la confiance rompue entre l’État et les soignants, de reconnaître que nous ne sommes pas le problème mais une partie de la solution. Si nous nous mobilisons aujourd’hui, c’est pour que demain, chacun puisse continuer à être soigné en France, quels que soient ses moyens, avec des médecins libres et respectés.