Soigner sans symptôme : mission impossible ?

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Soigner sans symptôme : mission impossible ?

L’Espace éthique Ile-de-France, lieu d’échanges, d'enseignements et de recherches portant sur l’éthique du soin, s’interroge cette année sur le futur de la santé. Au programme du premier débat de la saison, qui s’est déroulé hier à l’hôpital Saint-Louis : la disparition du symptôme dans le diagnostic et ses conséquences sur la pratique médicale.

« Hippocrate, à son époque, préconisait une observation très attentive du patient. Rien ne devait échapper au regard », rappelait hier soir Roberto Poma, maître de conférences en philosophie et histoire de la médecine à l'Université Paris-Est Créteil à l’occasion du premier débat de l’espace éthique île-de-France. « D’ailleurs, l’interrogatoire médical s’adressait également à l’entourage du patient. » Le moins que l’on puisse dire est que les choses ont bien changé. La médecine se veut de plus en plus asymptomatique, et repose de plus en plus sur des signes infra-cliniques auxquels seules nos machines sont sensibles, remarque le chercheur. Sans symptômes, le médecin de demain aura-t-il encore sa place dans le système de santé ?

Une santé chiffrée

Roberto Poma regrette que la médecine moderne ait oublié, au nom du progrès technologique, ses racines artistiques. « Dans les facultés de médecine, les sciences de la vie ont totalement annihilé les sciences humaines », constate-t-il. Petit à petit, des savoirs scientifiques nouveaux tels que l’imagerie médicale, les biostatiques et la médecine informatisée ont forgé un autre régime de vérité dans le discours médical. La vie peut désormais se résumer à une suite de chiffres.

Conséquence : le praticien est d’après Roberto Poma confus, embourbé dans une spirale de résultats bruts qu’il ne prend plus le temps d’interpréter. Ce qui mène trop souvent à l’oubli du sujet et à l’abolition de sa parole. « Aujourd’hui, on ne demande pas à un patient à quand remonte sa douleur, mais de quand date son dernier examen », acquiesce une médecin dans la salle.

Loin de vouloir blâmer le médecin technophile, Roberto Poma rappelle que la place du symptôme n’a cessé d’évoluer au cours de l’Histoire. La médecine grecque tenait par exemple un discours pour la maladie et un autre pour le symptôme. « Des maladies sans symptômes étaient concevables dans l’Antiquité », affirme-t-il. Le rapport entre maladie et symptôme serait ainsi avant tout une construction sociale.

Créer de la maladie

Mais la maladie sans symptôme que nous connaissons à l'heure actuelle est très différente de celle des Grecs antiques. Elle devient « une entité numérique, virtuelle, quantifiable par le biais de statistiques dont les paramètres seraient calqués sur un individu idéal censé vivre 120 ans », explique Roberto Poma. La mort de l’individualité, donc. Une individualité d'ailleurs déjà mise à mal par l'avènement de la biostatistique. « Avec les études épidémiologiques, le regard médical s'est déplacé du patient seul vers la population. »

Les statistiques ont en effet révolutionné le concept de maladie au point d’en créer de nouvelles. « Le risque cardiovasculaire est devenu une maladie à part entière », remarque le philosophe. « Le médecin traite des sujets qui n’ont pas de pathologies avérées au cœur, mais qui en présentent les risques. »

Mais n'assiste-t-on pas plutôt à une mutation du symptôme qu’à une disparition de celui-ci, passant d’un état sensible et donc directement perceptible par le médecin à un état insensible, caché dans des informations biologiques qui lui sont accessibles par le biais de machines ? Le médecin s’y retrouve, mais il n’en est pas de même pour le patient. Voilà qui expliquerait pourquoi ce dernier se sent parfois en quête de sens, confronté au caractère froid et impersonnel de médecins qu'il perçoit comme réduits à des pourvoyeurs de data.

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