Dr Jérôme Barrière.
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La réponse apportée aujourd’hui par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) et une partie du monde politique avec le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS) à l’augmentation des dépenses de santé paraît simple : baisser les tarifs des consultations, des actes techniques, des séjours hospitaliers.
En apparence, il s’agit de « maîtriser les coûts ». En réalité, cette logique menace l’accès aux soins et aggrave les dérives qu’elle prétend corriger. On fait comme si le problème venait d’actes trop chers, alors qu’il vient surtout d’actes trop nombreux, redondants, pas toujours pertinents, encouragés par un système low cost qui dévalorise le temps médical et entretient l’illusion de la gratuité.
« Un cinquième des dépenses de santé pourrait être réorienté vers de meilleures usages »
L’OCDE estime qu’environ un cinquième des dépenses de santé dans les pays riches pourrait être réorienté vers de meilleurs usages, car il s’agit de soins sans bénéfice réel pour la santé ou de corrections d’erreurs évitables. En France, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, rappelait déjà que près de 30 % des dépenses de l’Assurance maladie n’étaient « pas pertinentes ».
Depuis des années, on explique aux soignants qu’il faut « participer à l’effort », accepter des revalorisations symboliques ou des baisses déguisées, tout en continuant à accueillir toujours plus de patients dans un contexte de pénurie de professionnels.
Le message implicite est clair : votre expertise, votre responsabilité, vos années de formation valent de moins en moins. L’apothéose a été atteinte lorsque le directeur de la CNAM, Thomas Fatôme, n’a pas hésité à qualifier certains médecins de « rentiers » avant de décider, par une mesure de pur diktat, de baisser les forfaits techniques jusqu’à –15 % et de réduire les forfaits longs des infirmiers à domicile, sans aucune revalorisation des actes qui les déclenchent.
« Les temps de consultation se réduisent, non par manque de conscience professionnelle, mais parce qu’il faut enchaîner les actes »
Cette décision a déclenché une colère inédite chez les soignants. Les conséquences se voient partout. Les temps de consultation se réduisent, non par manque de conscience professionnelle, mais parce qu’il faut enchaîner les actes pour maintenir un revenu viable puisque dans le même temps les charges et la fiscalité explosent.
Certaines spécialités et certains territoires peinent à attirer des médecins, des infirmiers, des kinésithérapeutes, car l’intensité de l’engagement demandé n’est plus cohérente avec la rémunération proposée.
De nombreux rapports internationaux rappellent que la rémunération et les conditions de travail sont des déterminants majeurs de la rétention et de l’attractivité des soignants, et qu’améliorer ces deux dimensions est un levier central pour éviter les pénuries et garantir l’accès aux soins. Quand on tire sans cesse sur la corde des tarifs, ce sont d’abord les vocations, l’installation et la présence réelle de soignants sur le terrain qui finissent par céder.
« Cette politique du rabot favorise une logique de volume plutôt que de qualité »
Plus grave encore, cette politique du rabot favorise une logique de volume plutôt que de qualité. Un acte payé trop bas incite mécaniquement à en faire davantage. On compense la faiblesse du tarif unitaire par la multiplication des actes.
Quand une consultation est mal rémunérée, il devient tentant de la raccourcir, de repousser les explications approfondies, de renvoyer à « un prochain rendez-vous » ou de prescrire davantage plutôt que de prendre le temps de convaincre qu’un examen ou un traitement n’est pas nécessaire face notamment à certains patients adeptes du « tout, tout de suite ».
Quand un examen technique est considéré comme un simple geste facturable, sans vraie valorisation du raisonnement clinique qui le précède ou permet de s’en passer, il a tendance à se répéter. On finit par produire des soins au kilomètre, en espérant qu’au milieu des actes redondants se glisseront ceux qui changent vraiment le pronostic ou la qualité de vie.
« Chaque examen redondant, chaque jour d’hospitalisation évitable, chaque prescription inutile occupe une ressource rare »
Cette incohérence est renforcée par une illusion de gratuité. Pour le patient, beaucoup d’actes semblent gratuits ou presque, parce que pris en charge à 100 % ou avec un reste à charge minime absorbé par les complémentaires.
Le message implicite est alors que tout est possible, tout est dû, immédiatement. On comprend ce réflexe dans un pays qui a fait de la protection sociale un pilier de son contrat collectif. Mais une gratuité pensée sans nuance a des effets pervers : elle entretient la tentation d’un recours sans limites, qu’il s’agisse de consultations répétées, d’examens demandés « pour se rassurer », de parcours éclatés, tandis que, de l’autre côté, les soignants doivent aligner les actes pour s’en sortir.
Chaque examen redondant, chaque jour d’hospitalisation évitable, chaque prescription inutile occupe une ressource rare – du temps, un lit, une machine, de l’attention humaine – qui manquera à un autre patient pour qui ce soin aurait été décisif.
« La revalorisation de la consultation de médecine générale intervenue en 2017 a eu un impact positif sur l’accès aux soins des Français »
Une étude récente de l’Institut des politiques publiques apporte un exemple très concret et très parlant. Elle montre que la revalorisation de la consultation de médecine générale intervenue en 2017 a eu un impact positif sur l’accès aux soins des Français et sur la qualité des prescriptions : davantage de patients vus, moins de prescriptions médicamenteuses. Autrement dit, mieux payer la consultation n’a pas conduit les généralistes à prescrire davantage pour « rentabiliser » la hausse, mais au contraire à voir plus de patients en prescrivant moins.
Cet exemple illustre ce que l’on observe aussi dans d’autres travaux : lorsqu’on revalorise le temps médical et qu’on sécurise financièrement l’acte de base, il devient plus facile de prendre le temps d’expliquer, de renoncer à une prescription inutile, de structurer le suivi plutôt que de multiplier les ordonnances, de redonner envie de bien faire son métier et donc de s’y réinvestir.
« Si les consultations longues étaient correctement valorisées, elles éviteraient nombre d’examens redondants »
Ce raisonnement vaut au-delà de la seule médecine générale. Si les consultations longues pour annoncer un diagnostic grave, discuter d’un arrêt de traitement, organiser un parcours coordonné étaient correctement valorisées, elles éviteraient nombre d’examens redondants, d’allers-retours inutiles aux urgences, d’hospitalisations évitables.
Si les réunions de concertation pluriprofessionnelles étaient reconnues comme des actes à part entière, et non comme du temps « bénévole », elles permettraient de mieux cibler les interventions lourdes et d’éviter des prises en charge inadaptées.
Si la décision réfléchie de ne pas faire un examen ou une intervention, après explication au patient, était valorisée, elle cesserait d’être un angle mort économique du système.
Si les infirmiers libéraux, les kinésithérapeutes étaient mieux valorisés, le maintien à domicile post chirurgie ou des personnes âgées avec maladie chronique serait soutenu et ainsi de nombreuses hospitalisations pour complications ou soins indisponibles évités.
« Mieux rémunérer ne signifie pas tout payer plus cher »
Mieux rémunérer ne signifie pas tout payer plus cher indistinctement. Cela signifie payer mieux ce qui a de la valeur clinique et organisationnelle : le temps, l’écoute, le raisonnement, la coordination, la prévention. Les institutions qui réfléchissent à l’avenir de notre système de santé ne disent pas autre chose.
L’OCDE insiste sur la nécessité de sortir d’un paiement aveugle au volume pour aller vers des modèles qui rémunèrent la valeur des soins, la qualité et la coordination. La HAS décrit la pertinence des soins comme un levier de qualité et de soutenabilité, et non comme un simple exercice d’économie.
« Continuer à baisser les tarifs au nom du « déficit » revient à accélérer les départs »
Enfin, mieux valoriser les actes pertinents est aussi une condition pour préserver l’attractivité des métiers et donc l’accès aux soins. On ne peut pas, d’un côté, s’alarmer des déserts médicaux et, de l’autre, expliquer aux jeunes médecins que la consultation ou l’acte technique vaudra demain encore un peu moins.
Les analyses de l’OCDE sur les ressources humaines en santé sont sans ambiguïté : améliorer les rémunérations et les conditions d’exercice est l’un des principaux leviers pour retenir les soignants, réduire le turn-over et éviter les pénuries.
Continuer à baisser les tarifs au nom du « déficit » revient à accélérer les départs, les temps partiels, les renoncements à l’installation, c’est-à-dire à organiser la raréfaction de l’offre de soins.
« La maîtrise des dépenses ne se fera pas en comprimant encore la valeur des actes, mais en réduisant les actes inutiles »
Si nous voulons préserver notre système de santé, nous devons changer de logiciel, désormais vérolé. La maîtrise des dépenses ne se fera pas en comprimant encore la valeur des actes, mais en réduisant les actes inutiles.
Et pour réduire les actes inutiles, il faut donner du temps, de la sécurité et de la reconnaissance à ceux qui sont en première ligne.
Ce n’est pas en traitant les soignants de « rentiers », en menaçant les partenaires sociaux qu’on y arrivera. Ce n’est pas en organisant le low cost médical que l’on fera des économies durables, mais en investissant dans ce qui fait réellement la valeur du soin : des professionnels présents et reconnus, du temps de qualité, des actes choisis parce qu’ils sont utiles, et non parce qu’ils sont simplement possibles.
Il est peut-être temps de changer de responsables à la tête de la CNAM et d’exiger de nos politiques qu’ils écoutent enfin le terrain.