La financiarisation, c’est pas nos oignons ! Ah bon, t’es sûr ?

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L’emprise des fonds d’investissement sur la santé a fait l’objet de nombreuses critiques ces derniers mois. Pourtant, la technicité du sujet conduit de nombreux médecins à s’en désintéresser. À tort, car la financiarisation concerne plus de monde qu’on ne le croit.

La financiarisation, c’est pas nos oignons ! Ah bon, t’es sûr ?

© DR.

 

"Nous alertons sur la financiarisation du secteur de la santé." Non, ces mots ne sont pas ceux de la CGT, mais ceux du Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM) ", dans un communiqué publié en avril dernier. Le fait que cette institution, que l’on peut légitimement classer parmi les plus mainstream de notre système de santé, s’empare d’un tel sujet devrait à lui seul inciter la profession médicale à dresser l’oreille. Et pourtant c’est loin d’être le cas, beaucoup de médecins estimant que le sujet ne les concerne que de loin.

Il faut bien dire qu’à première vue, la financiarisation peut paraître une réalité assez éloignée du quotidien des médecins, sur le terrain. De quoi s’agit-il concrètement ? Thomas Fatome, directeur de la Caisse nationale de l’Assurance maladie auditionné par le Sénat, en avril dernier, la définit comme le phénomène qui voit "des acteurs privés qui ne sont pas des professionnels de santé prendre le contrôle de structures de soins dans une logique de retour sur investissement de court terme". Ce qui, a priori, ne semble concerner que certains domaines circonscrits du secteur de la santé.

"Les premières opérations se sont faites là où on a besoin d’investissements lourds pour mutualiser la production", explique Gilles Bigot, avocat spécialisé dans la santé et associé au cabinet Winston & Strawn, qui a conseillé diverses structures dans ce qu’il appelle leur "consolidation". De fait, la financiarisation a jusqu’ici surtout concerné certaines activités de biologie ou de radiologie. Selon certains, il ne faudrait d’ailleurs pas forcément y voir un problème, mais plutôt une solution. "Il ne faut pas opposer un monde de soins éthique à un monde de la finance qui ne le serait pas, plaide Julie Vern Cesano-Gouffrant, associée de Gilles Bigot chez Winston & Strawn. Les financiers peuvent notamment donner aux praticiens les moyens de se développer, de rendre leur pratique plus qualitative ou vertueuse sur des aspects non médicaux, de réduire la charge administrative..."

La loi détournée

Mais tout le monde ne partage pas cette vision positive de la financiarisation du secteur. Thomas Fatome, lors de son audition par le Sénat, a par exemple assumé de "tirer la sonnette d’alarme", et il n’est pas le seul. "Depuis 1990, la loi prévoit que les libéraux peuvent s’associer avec des investisseurs, mais de manière très encadrée, notamment en prévoyant que le capital social ne puisse pas être détenu à plus de 25 % par des personnes extérieures à la profession, rappelle Marie-Christine Deluc, avocate associée au cabinet Auber et elle aussi spécialisée dans la santé. Le problème, c’est qu’on a vu des montages avec des catégories d’action donnant des votes doubles ou triples, ou encore avec des comités stratégiques présidés par les financiers et détenant la réalité du pouvoir, qui détournent l’esprit de cette loi."

Et ces modifications au sein de la gouvernance des entreprises ne sont pas neutres pour la pratique, poursuit la juriste. "Un investisseur, c’est bien naturel, veut dégager des bénéfices pour verser des dividendes, ou stimuler la croissance pour faire une plus-value, observe-t-elle. Il va donc avoir tendance à inciter le laboratoire de biologie ou le cabinet de radiologie à multiplier les actes, ou à aller vers ceux qui sont le plus rentables." Voilà qui s’avère problématique dans la mesure où, relève l’avocate, énormément d’actes bénéfiques en termes de santé publique ne sont pas forcément très rémunérateurs.

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/apres-les-laboratoires-de-biologie-les-fonds-dinvestissement-mettent-la-main-sur-les

Bien sûr tout n’est pas noir ou blanc, et les opérations financières peuvent avoir du bon. "J’ai contribué à la structuration de la consolidation du secteur de la biologie médicale, qui a notamment permis de traiter la demande de tests pendant le Covid, souligne Gilles Bigot. Si nous avions alors eu les labos de quartier d’il y a 30 ans, qui n’accueillaient que quelques patients par jour, cela n’aurait tout simplement pas été possible.“ C’est pourquoi il considère qu’il ne faut pas jeter l’opprobre sur la "consolidation" dans d’autres spécialités. "Des acteurs dans la médecine générale, la gynécologie ou la dermatologie sont en train de se regrouper", souligne-t-il. On peut s’en réjouir ou s’en alerter, mais on ne pourra pas dire qu’on n’était pas prévenu…

Les médecins " victimes " des financiers

Jean-Philippe Masson, président de la Fédération nationale des médecins radiologues (FNMR), témoigne des difficultés rencontrées par les radiologues qui ont selon lui trop fait appel à des fonds extérieurs.

What’s Up Doc : Comment la financiarisation s’est-elle manifestée en radiologie ?

C’est un phénomène qui a commencé aux alentours de 2017. Avec la démographie dramatique que nous connaissons, les médecins qui veulent partir à la retraite parviennent difficilement à trouver repreneur. Or la vente de l’outil de travail a toujours constitué un complément d’une retraite qui n’est autrement pas très élevée, sans compter que si on cesse son activité sans repreneur, on doit indemniser ses salariés. C’est comme cela que certains radiologues ont commencé à céder aux sirènes de financiers qui leur rachetaient leur cabinet et leur permettaient de finir leur carrière… mais je les vois plutôt comme des victimes, car ils ont continué à travailler dans de mauvaises conditions.

En quoi ces conditions sont-elles mauvaises ?

Le radiologue se retrouve salarié du financier, qui veut de la rentabilité. Il demande donc une augmentation du chiffre d’affaires et, pour ce faire, oriente le médecin vers certains actes plus rémunérateurs, ou l’incite à multiplier les actes, ce qui représente une perte d’indépendance et une diminution de la qualité de vie pour le praticien.

Quelles solutions préconisez-vous ?

Il faut que le Conseil de l’Ordre soit plus vigilant quand la financiarisation aboutit à une perte d’indépendance du radiologue. Cela a commencé, mais les financiers trouvent toujours des montages invraisemblables, l’Ordre doit donc s’équiper en structures juridiques appropriées. Les internes ont d’ailleurs bien compris le danger, ils sont opposés à cela, et on en voit beaucoup qui refusent de s’installer dans des structures qui ont été rachetées.

Par Adrien Renaud

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