Mise en pièces à conviction - Critique de « La voix de Hind Rajab », de Kaouther Ben Hania

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29 janvier 2024. L’invasion de la bande de Gaza par l’armée israélienne a entraîné la délégation de la gestion des secours au Croissant-Rouge palestinien, en Cisjordanie. Dans le but de sécuriser l’intervention de leurs équipes, les unités de régulation sont confrontées à un processus complexe aux enjeux multiples, au détriment de l’urgence. Ce jour-ci, c’est la vie d’une petite fille coincée sous les décombres d’une voiture attaquée qui est en jeu. Et qui va confronter les employés du Croissant-Rouge à un dilemme insupportable. 

Mise en pièces à conviction - Critique de « La voix de Hind Rajab », de Kaouther Ben Hania

© Jour2Fête

Kaouther Ben Hania parvient à associer à l’expression d’une révolte une réflexion troublante sur notre rapport à l'image et sur le statut de la fiction face au réel. Un film éprouvant mais nécessaire, qui « travaille » à distance de sa réception. 

Le cinéma de Kaouther Ben Hania est passionnant. Il est une arme envisagée avant tout comme un outil. Il dénonce mais réfléchit constamment aux procédés pour y parvenir, à leur élaboration et à leurs conséquences. C’est un cinéma responsable qui rappelle que, si l’art est un moyen de rendre le réel supportable, il finit irrémédiablement par s’y heurter. Après avoir décrit la condition féminine face à la montée de l’islamisme dans son pays, la réalisatrice choisit de se pencher sur les crimes de guerre à Gaza, qui ont l’insigne particularité de s’être déroulés à l’abri du regard des témoins indirects disponibles pour les retranscrire que sont les journalistes.

Dans La Belle et la Meute, si le matériau était à cent pour cent fictionnel, l’intention était d’illustrer une réalité sociétale, celle de l’impunité des violeurs dans une société cadenassée religieusement et patriarcalement. La réussite en était magistralement convaincante. Dans Les Filles d’Olfa s’opérait un premier glissement : en cherchant à dévoiler plusieurs couches d’une réalité complexe, Ben Hania faisait se côtoyer actrices et femmes dont elles sont censées interpréter le personnage. Elle interrogeait ainsi la force du décalage fictionnel pour appréhender la vérité, ou les vérités, d’une situation bien réelle. Avec la Voix de Hind Rajab, ce n’est pas tant qu’elle aille plus loin dans le procédé que son intention qui a évolué. 

Des enregistrements téléphoniques glacials 

Les choses sont posées, la vision est claire. C’est la réalité tragique, absurde jusqu’à l’atroce, de l’impossibilité organisée - jusqu’à l’élimination - des secours palestiniens d’accomplir leur mission de sauvetage qui est ici investiguée. L’agonie d’Hind Rajab a ceci d’exceptionnel qu’elle est en quelque sorte consignée par les enregistrements de ses échanges téléphoniques avec l’équipe du Croissant-Rouge. Quelques captations vidéo réelles seront progressivement glissées au sein du film, établissant une saisissante et immédiate superposition avec la reconstitution, qui se veut au plus proche des instants vécus par  les membres ayant pris en charge l’appel et tenté désespérément de sauver la vie de l’enfant. En cela la démarche s’éloigne de celle des Filles d’Olfa puisqu’elle établit une barrière infranchissable entre les acteurs et leurs personnages, à l’exception notable de la voix - bien réelle - de cette enfant sacrifiée. Cette voix du titre, cet enregistrement, celle-là seule qui relie, dès lors devient preuve, pièce à conviction, que la réalisatrice sanctuarise à l’intérieur de son propre film. Contre l’oubli. Contre l’impunité - elle y revient inexorablement.

« Ici, la fiction abîme par moments le réel »

Il s’agira donc d’user de la fiction pour recréer ce que les voix occultent, le processus qui a mené au crime, et nous pourrions dire qu’elle y parvient presque trop. Ces acteurs, d’un professionnalisme appliqué, déroulent une succession d’événements qui mis bout à bout acquièrent une force scénaristique incroyable, par moments hollywoodienne. L’on sait depuis longtemps que le réel dépasse la fiction. Ici, la fiction abîme par moments le réel. On l’avoue, le suspense recréé - celui, insoutenable, qu’ont vécu les protagonistes au comportement héroïque - est parfois si efficace qu’il en devient gênant. D’autant plus qu’il installe une distance qui confine à l’habituation. La réalisatrice nous renvoie cela, également : la fiction est un procédé qui engendre de l’habituation. Au même risque que les images d’actualité ? Indubitablement.

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Et c’est à la toute fin qu’elle révèle la véritable force de son dispositif. Alors que l’ « histoire » se clôt sur un insupportable et définitif silence, le réel embraye. L’image, jusqu’alors manquante, refait surface, dans toute sa froideur d’autopsie. Mais elle en revêt une horreur qui, très probablement, aurait été différente sans l’intervention du récit. Il ne s’agissait donc pas de rendre vrai, mais d’user du faux pour contourner nos cerveaux nourris de sensationnel, saturés d’éprouvés immédiats jusqu’à la banalisation et au détachement - celui, quasi dissociant, qui protège. Détachés, en sortant du film, c’est peu le cas de dire que nous ne le fûmes pas. 

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