Made in street medecine : Xavier Emmanuelli, fondateur du SAMU social

Article Article

Interviewer Xavier Emmanuelli, c’est poser son micro, se taire et se contenter d’une chose : écouter. En livre ouvert, auréolé d’une certaine sagesse, celui qui fut généraliste, fondateur de MSF, anesthésiste, médecin de prison et secrétaire d’État revient pour What’s Up Doc sur les galères des accouchements en campagne, comme sur les couloirs des ministères, o`u il concrétisa son gigantesque projet : le Samu social.

Made in street medecine : Xavier Emmanuelli, fondateur du SAMU social

WUD Xavier Emmanuelli, vous êtes né dans une famille de grands résistants corses, et votre père fut instituteur, puis médecin. Comment a joué l’image de ce dernier dans votre vocation ?
XE (Sourire. Amusé, il lève doucement une main,  puis me reprend gentiment). Pas des « grands » résistants… Connaissez-vous l’écrivain Arthur Koestler ?

(silence bête)…  En toute honnêteté, absolument pas.
(sourire bis). Il distinguait la « vie tragique », celle des héros, et la « vie triviale », celle de tout le monde. Mes parents furent de ceux-là. Par de petites choses du quotidien, ils inclinèrent la balance vers la lutte, anonymement, sans éclats… Donc la résistance a peu joué dans ma vocation.  Elle est plutôt née des visites à domicile de mon père, que j'accompagnais dans sa voiture, dans la campagne corse, où il travaillait « à voix haute » sur les cas de ses patients.

Vous avez longtemps hésité avec la philosophie, et vous opterez finalement pour la médecine : comment avez-vous vécu votre arrivée dans le monde médical ?
À l’époque, on était sélectionné par le PCB, Physique Chimie Biologie, puis on arrivait aux Saints-Pères –  seule fac à Paris. Mon image de la médecine s’était construite dans une ambiance de culture traditionnelle corse, un peu « magique », où le malade développait sa maladie pour dire quelque chose : une sorte d’effort de vivre optimiste. Ajoutez à cela mon orientation plutôt philo, vous imaginez le choc conceptuel !

À quoi ressemblait alors le quotidien d’un étudiant en médecine ?
C’était l’époque des mandarins : tout comme les infirmières affichaient leurs grades sur leur coiffe,  il fallait gagner vos galons. Votre « tablier d’externe ». Et surmonter les humiliations des bizutages pendant les visites en salles communes. On y discutait à voix haute de tout le monde, chaque patient savait ce que l’autre avait, aucune pudeur, et une ambiance de dortoir. Mais ce qui était très différent, c’est que nous, les « étudiants », étions très politisés, moi-même étant militant communiste.

Nos patrons nous rebattent les oreilles avec « le bon temps », le « compagnonnage », alors que peu d’entre eux prennent réellement le temps… L’avez-vous véritablement vécu ?
Pas durant mes études. Mais après avoir baroudé, passant par la médecine de prison, puis de marine, je me suis trouvé enfin un « maître » : Pierre Huguenard, fondateur du Samu. Un fana mili, qui avait le goût de l’action, de la hiérarchie, et qui était très en avance sur les concepts du préhospitalier… Il avait très peu de personnel, et en accueillant la première promotion au SAMU, il nous a dit : « La bonne nouvelle ? Vous aurez votre dimanche après-midi. Pour le reste, vous serez de garde un jour sur deux ».

Comment êtes-vous passé de jeune militant communiste et médecin baroudeur, à celui qui va être capable de créer et structurer le Samu social ?
Justement et d’abord grâce à Pierre Huguenard. Venu des militaires, sa « structure psychique » faisait de lui un maître dans l’action, qui m’a appris l’ordre, et l’exigence. Imaginez quelqu’un qui vous dit : « Emmanuelli, vous êtes plus intelligent que moi. Mais décrivez-moi le monde en fonction des solutions que vous apportez. Si vous n’en avez pas, qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? » J’ai gardé cette façon de penser, « pas de solution, pas d’intérêt, on ne refait pas le monde oralement ». À partir de là, quand à la même époque nous fondions MSF, cet apport-là fut très structurant.

Justement, chronologiquement, vous êtes d’abord médecin généraliste, puis cofondateur de MSF en 1971 et c’est après que vous validerez un diplôme d’anesthésiste-réanimateur, en 1976 : qu’est-ce qui vous amènera vers cette spécialité ?
Mon père aimait la médecine générale. Les gens. Et l’immersion sociale qui allait avec. Moi j’aimais l’urgence. J’ai même organisé la première évacuation sanitaire, sur Madère, après une explosion de chaudière dans un bateau. Au fil des remplacements, des accouchements à domicile, après avoir été médecin de marine, seul, à prendre des décisions devant des traumas
graves, j’ai compris que mon truc c’était les OAP. J’aimais l’urgence. Je la vivais comme un outil médical considérable, et j’y suis revenu, par le biais de l’anesthésie-réanimation.

Aujourd’hui, la composante sociale du soin est presque systématiquement prise en compte, et anticipée. Mais à l’époque, d’où vous vient le déclic qui aboutira au Samu social ?
Pas un déclic. Un processus. Les racines se trouvent chez MSF. Dans les missions, il y avait l’urgence, mais vous ne pouviez pas… ne pas regarder les populations autour. Ensuite, j’ai vu mourir la variole en même temps qu’en Afrique apparaissait le Sida. De retour en France, c’est chez les toxicomanes que vous trouviez la maladie, donc cela m’a amené naturellement à me diriger vers la prison, et je me suis fait nommer médecin à Fleury-Mérogis.

Comment prenait-on en charge les détenus à cette époque ?
Comme on le pouvait. Mais avant le soin, c’est là que j’ai appris la clinique et les codes spécifiques de l’exclusion. Imaginez 5 000 détenus, 18 % de séropositifs, et un changement de situation : là où les prisonniers étaient habituellement de « grands gars costauds »,  ceux-là étaient des cadavres ambulants.  Il n’y avait ni argent, ni concept, ni traitement. J’étais face à une incompréhension totale de ces patients, ce d’autant que ma voix de médecin de prison n’avait absolument aucune portée.

Un jour, finalement, vous arrivez  à vous faire entendre ?
Oui, par Gentilini, un patron qui comptait, en infectieux à la Pitié. Mais après 5 ans à Fleury, je n’en pouvais plus. Le cheminement vers le Samu social a continué, en tant que PH à Nanterre : les flics – qui n’avaient rien d’assistantes sociales – amenaient des clochards pour délit de vagabondage. De pauvres hères couverts de lésions ahurissantes, mais qui, curieusement, n’exprimaient aucune plainte. Alors que la souffrance était évidente. Gigantesque. Et la réponse des psychiatres était « seuil de perception élevé à la douleur ». Savez-vous pourquoi ? Parce que dans leur univers, la rue, si vous vous blessez, il n’y a pas de réponse. Pas d’endroit. Pas de quelqu’un à qui parler. Pourquoi se plaindre, puisqu’il n’y a pas de réponse ? Face à ce constat d’impuissance et d’incompréhension, j’ai couché sur papier mon projet du Samu social.

Jusqu’à rencontrer Jacques Chirac, qui n’avait pourtant rien de commun avec vos orientations… La politique, vous y avez trouvé des leviers ?
Bien sûr. Avec Chirac, ce fut un échange de bons procédés. Mon projet avait fait le tour de Paris, et il y a vu une opportunité à mettre politiquement en avant. Pour la gauche, vous imaginez, j’étais un traître… Il me convoque, je présente mon projet… puis il me lance, « Toubib, on fonce. Par contre, mes collaborateurs, là, tout autour… je les connais, ils vont vous mettre des bâtons dans les roues ! Alors vous m’appelez directement, d’accord ? »  À peine commencé, j’avais des ennemis  des deux côtés ! Mais Chirac était un bulldozer,  alors les choses ont vite avancé.

Comment est venu le terme – étrange, voire clivant au premier abord – de « maraude » ?
C’était pour nommer les choses sans détour. Comme elles étaient. Évidemment il y a eu une polémique, puisque les maraudeurs étaient des détrousseurs de cadavres… Il a fallu faire un décret de grammaire, et pour faire passer la pilule, j’ai donc dit que j’empruntais le terme aux taxis, qui eux l’utilisaient depuis longtemps.

Nommer les choses comme elles sont… c’est presque surprenant de vous entendre utiliser le terme « clochard », devenu politiquement incorrect, plutôt que l’acronyme aseptisé « SDF »…
À mon sens, il faut que les choses et les termes qu’on utilise portent une véritable signification – même si c’est dur à entendre.

C’est pour cela que vous êtes fâché avec la définition de la santé de l’OMS, une des rares choses qui mettent tout le monde d’accord ?
Oui, car c’est une définition totalitaire ! Je sais de quoi je parle, elle vient directement du communisme ! Un état de « complet » bien être, à tout point de vue ? C’est une utopie, dans la droite ligne des idéaux de l’époque… Je conçois plutôt la santé comme un état d’équilibre, entre maladie et bien-être.

Aider les gens est un leitmotiv des étudiants en médecine : comment ont-ils perçu leur intégration aux maraudes du 115 ?
En général, ils faisaient une nuit et en sortaient bouleversés. De voir combien il est difficile d’aider, d’accepter, combien l’exclusion est un monde si à part. Il y a des murs idéologiques qui tombent quand vous voyez combien c’est complexe de venir en aide aux exclus.

CURRICULUM VITAE

Naissance à Paris le 23 août 1938
1960 • Passe le « PCB » et entre en fac de médecine aux Saints-Pères.
1967 • Soutient sa thèse de médecine sur  la « Variole mortelle de Louis XV » puis passe l’examen de médecin de marine marchande.
1971 • Cofondateur de Médecin sans frontières (MSF).
1976 • Diplômé en anesthésie-réanimation.
1987 à 1993 • Médecin à la prison  de Fleury-Mérogis.
1993 • Fonde le Samu social.
1995-1997 • Secrétaire d’État chargé de l’action humanitaire d’urgence.
1998 • Fonde le Samu social international.
2011 • Démissionne du Samu social pour protester contre la réduction des moyens alloués à l’aide d’urgence.

DÉCORATIONS

• Commandeur de la Légion d’honneur depuis 2005.

OUVRAGES

Les Prédateurs de l'action humanitaire, Albin Michel (1991)
L'Homme en état d'urgence, Hachette (2005)
Au seuil de l'éternité, prix Spiritualités d'aujourd'hui 2010, Albin Michel

Les gros dossiers

+ De gros dossiers