Le Pr Thinès garde un oeil sur les lanceurs de balle de défense

Article Article

Quels sont l’impact et l’efficacité des pétitions lancées dans le monde de la santé ? Comment alimentent-elles le débat public ? Comment mettent-elles la pression sur les pouvoirs publics et font-elles avancer la législation ? Pour inaugurer cette nouvelle rubrique dans le magazine de WUD, nous sommes partis à la rencontre du Pr Laurent Thinès. Neurochirurgien au CHRU de Besançon, il avait lancé en janvier 2019 une pétition pour demander un moratoire sur l’utilisation des armes dites "moins létales" : lanceurs de balle de défense (flash-ball, LBD40) ou de grenades défensives (de type lacrymogène, assourdissante GLI-F4 ou de désencerclement).

Le Pr Thinès garde un oeil sur les lanceurs de balle de défense

What’s up Doc. D’où est venue l’idée de lancer cette pétition ?

Laurent Thinès : Ce qui m’a vraiment incité à lancer cette pétition et médiatiser cette cause, c’est de voir des blessés crâniens graves lors des manifestions des gilets jaunes. Je pense en particulier à un homme blessé à la suite d’un tir de LBD à Toulouse (photo d’illustration de la pétition ; NDLR). On voit le crâne enfoncé, avec une hémorragie cérébrale en dessous. Je pense aussi à un pompier de Bordeaux qui a eu un traumatisme crânien grave, une hémorragie cérébrale, un coma, une chirurgie crânienne... J’avais été confronté à ça dans ma pratique quotidienne. Donc quand j’ai vu ces cas très emblématiques de blessures crâniennes, je me suis dit : « On ne peut pas laisser ça ». Donc j’ai contacté des collègues au niveau national pour avoir des informations sur certains patients, dont certains souhaitaient témoigner en diffusant leurs images. Puis, comme je voyais que les choses allaient être un peu compliquées, étant donné la dimension politique de cette cause, j’ai décidé de lancer la pétition tout seul. Car, pour moi, c’était intolérable que la communauté médicale ne se prononce pas sur ce problème.

Cela a permis à la communauté médicale de se sentir plus légitime

WUD : Est-ce que la communauté médicale s’est engagée un peu plus quand vous avez lancé votre pétition ?

L.T. : Oui, le premier résultat de cette pétition, c’est que cela a permis aux soignants (médecins, aides-soignants, infirmiers, kinésithérapeutes, psychologues…), de se prononcer de manière générale sur cette question. Auparavant, il est possible que les professionnels de santé ne se sentaient pas trop concernés par cette problématique car elle était liée aux gilets jaunes, etc. Donc, le fait de voir un médecin s’engager sur cette question de santé publique les a peut-être amenés un peu plus à se sentir concernés. Cela a permis à la communauté médicale de se sentir plus légitime pour prendre parole sur cette question.

Ils ont donc signé la pétition, ce qui a permis d’encourager cette démarche. Il y a eu aussi l’UFMLS qui a soutenu cette pétition, puis la lettre des 35 ophtalmologistes (1) qui ont rédigé en mars 2019 un courrier d’alarme adressé à Emmanuel Macron. On a eu ensuite les études scientifiques d’équipes de chirurgie maxillo-faciale et d’ophtalmologie de la Pitié Salpêtrière qui ont été publiées dans la revue The Lancet et qui rapportent bien la gravité des blessures au niveau facial et oculaire. Cela a aussi permis aux communautés médicales de s’exprimer sur le fichage de manifestants. Ce sont des problématiques qui sont liées, entre santé publique et éthique médicale. Donc cela a permis de libérer la parole de gens qui hésitaient à se positionner sur des questions graves, qui remettent en cause notre éthique médicale.

Cette pétition a permis de rendre visible la dangerosité de ces armes

WUD. Quels ont été les résultats de la pétition ? A-t-elle a eu un impact sur l’interdiction de certaines armes ?

L.T. : La prise de parole de la communauté médicale sur ces questions a été fondamentale. Même si on n’a pas réussi pour le moment à obtenir l’interdiction de ces armes, cela a permis de diminuer leur usage à certaines périodes. Par exemple, en début d’année 2019, des consignes très strictes ont été rappelées sur Paris pour diminuer l’usage de ces armes, parce qu’il y avait eu trop de blessés. Pareil quand on a sorti la pétition, ils avaient sorti des consignes strictes d’usage de ces armes. Donc la pression médiatique a quand même eu un effet dans la limitation des dégâts. De plus, cette pétition a quand même permis de rendre visible la gravité et la dangerosité de ces armes. Il ne faut pas oublier que, quand cette pétition est sortie, les médias, les politiques et les différents commentateurs disaient que ces armes n’étaient pas si dangereuses. Certains disaient même qu’il s’agissait de balles en mousse….

On est encore loin de l’interdiction de ces armes

WUD. Quel a été l’impact de la pétition sur la communauté internationale ? Des pressions internationales se sont-elles exercées sur la France depuis sa mise en ligne ? 

L.T. : Oui, cette prise de parole a aussi permis de montrer à la communauté internationale que la France utilisait des armes de guerre sur la population civile. De plus, la France été condamnée par le parlement européen et par la Commission des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies. Elle a aussi été classée au même niveau que des nations comme le Soudan et le Venezuela en termes de répression des manifestations (2). Nous sommes la patrie des droits de l’homme et on se retrouve classés parmi les dictatures. Donc la prise de parole de la communauté médicale n’a pas été totalement inaudible. Elle joué un rôle dans cette prise de conscience, que cela soit au niveau national ou international.
 
La Ligue des droits de l'Homme (LDH) et les syndicats ont aussi déposé un recours au Conseil d’État en 2019 pour demander l’interdiction des LBD et des grenades défensives. Mais le Conseil d’État n’a pas retenue cette requête, donc ces armes sont toujours utilisées. Donc, on est encore loin de l’interdiction de ces armes. Mais si on maintient la pression, on réussira à l’obtenir tôt ou tard. On est quand même l’un des seuls pays d’Europe qui utilise ces armes, c’est ça qui est scandaleux. On nous explique que l’on ne peut pas faire autrement alors que, dans la quasi-totalité des pays d’Europe, on n’utilise pas ces armes de guerre qui sont classées catégorie A2 comme les lance-roquettes, les grenades offensives, les pistolets-mitrailleurs…

On n’est pas encore sortis de cette impasse

WUD. Vous avez aussi participé à une manifestation en août dernier, au pied devant le Conseil des droits de l'homme des Nations unies à Genève (Suisse) pour dénoncer l’usage de ces armes en France… 

L.T. : Oui, nous sommes allés manifester devant le Conseil des droits de l'homme des Nations unies pour demander à l’ONU de faire interdire ces armes et dire aux fabricants d’armes suisses que l’on n’était pas d’accord pour importer ces armes. D’ailleurs, un député suisse a fait une motion auprès du parlement suisse, pour que soit interdite l’exportation des LBD en France. Mais, malheureusement, cette solution n’est pas forcément pérenne dans le temps. Car, aujourd’hui, Christophe Castaner travaille avec une société française pour fabriquer de nouveaux LBD. Ce qui est quand même inquiétant, malgré tous ses beaux discours, c’est qu’il a commandé 1,2 millions d'euros de LBD pour 2020. Donc on voit bien qu’on n’est pas encore sortis de cette impasse…
 
Propos recueillis par Julien Moschetti
 
Sources :
1. Les ophtalmologues ont écrit au président Macron pour réclamer un moratoire sur l’utilisation des LBD.
2. Cheffe des droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet s’est dite inquiète de la répression des manifestations au Venezuela, au Soudan et en France, en mars 2019.
 

Nom de la pétition
« 
Les soignants français pour un Moratoire sur l’utilisation des armes dite "moins-létales" »
 
Extraits de ma pétition : (1145 signes)

« Soignant comme vous, j’ai été particulièrement choqué par les photos prises et les lésions observées chez les personnes blessées lors des mouvements de manifestation.
 
Un projectile de type LBD4O, par exemple, lancé à plus de 90m/sec (324 km/h) a une force d’impact de 200 joules: c’est comme si on vous lâchait un parpaing de 20kg sur le visage ou la tête d’une hauteur de 1m !
 
Je crois qu’il est de notre devoir, en tant que soignants d’alerter sur la dangerosité extrême de ces armes, dites "moins-létales" et c’est pourquoi je viens de lancer cette pétition. (…) Je souhaiterais savoir si vous voudriez participer en signant ce communiqué pour porter notre voix et en diffusant cette pétition auprès de vos contacts médicaux et paramédicaux.
 
Nous, soignants (médecins, chirurgiens, urgentistes, réanimateurs, infirmier(e)s, aides soignant(e)s…) apolitiques et attachés à l’idéal de notre pays, la France, au travers de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, demandons qu'un Moratoire immédiat soit appliqué sur l’usage des armes "moins-létales" de maintien de l’ordre en vue de bannir leur utilisation lors des manifestations." »
 
Nombre de signataires :

Plus de 181 000 signatures début mars 2020.

 

 

Les gros dossiers

+ De gros dossiers